Je connais une Guerrière.
Elle est allemande, elle s’appelle Heidi. Le seul moyen de faire plus cliché serait qu’elle se ballade avec un casque à point vissé sur la tête. Heureusement ça, ça lui a été épargné. Heidi vit en France depuis toujours ou presque. Elle a tout adopté sauf la langue. Elle se la joue Jane Birkin teutonne, la syntaxe gauloise glisse sur les montagnes de Bavière.
Heidi est une vieille personne.
Pour plein de raisons, son âge avancé n’est qu’un détail. D’abord, elle habite près de chez mes grands-parents, dans ce quartier ou des retraités coulent des jours heureux depuis ce qui me semble toujours, Wysteria Lane non lifté, un truc du genre. Ensuite elle est veuve. Veuve, ça vous ramène forcément à la vieillesse. On n’est plus veuve aujourd’hui. On est séparé. On est « mais si tu sais, son mari qui s’est fait renversé par une bagnole / dans le coma / en fuite au Pérou. » Veuve Heidi, c’est d’une autre ère. Suranné.
Je l’ai toujours connue Veuve Heidi. Monsieur Heidi, on n’en parle pas. On évite. Il y a une gêne derrière, qui s’écrit en beurre noir et lunettes de soleil. Je ne sais plus trop pourquoi on m’a demandé de lui rendre visite. Pas de refus, évidemment. On ne refuse pas une visite de courtoisie à la voisine d’en face. On se prépare à la petite maison, au chat probable, aux gâteaux, à l’horloge du salon.
On est surpris.
Parce que oui, il y a tout ça. Mais quelque chose n’est pas à sa place. Justement. Il y a comme un désordre. Pas le laissez-aller des personnes âgées qui n’ont plus la force d’entretenir leur intérieur. Non. Comme un désordre de chambre d’ado, un fait chier de ranger, c’est bon. Un désordre dans lequel Heidi m’a accueilli sans s’excuser. Parce qu’on est chez elle, on n’a pas à le faire.
On a un peu parlé. Et puis très vite, on a trouvé la clé.
Paris.
Heidi est parisienne.
Que la Bavière aille se faire foutre, Wysteria Lane aux chiottes. Heidi, c’est Paris. Elle a claqué trois fois des talons, bye bye Veuve Heidi.
Dans ce salon foutraque, survit une jeune fille de vingt ans, qui loue une chambre de bonne dans la capitale. Qui, par son bagout, son accent « sehr typisch » se trouve un job dans les magasins qui proposent poudres parfums et illusions aux dames des Grands Boulevards. Heidi se fond, couleur Champs Elysées, elle n’attendait que ça. La coqueluche des visons portés, c’est elle. Et d’aménager avenue Georges V. Ouais. Heidi a vécu dans le mythe, parce qu’elle le valait bien. Parce qu’elle faisait ce que Paris attend de chacun de ses habitants : jouir, jouir comme une démente de ses rues, de sa vie nocturne, de sa superficialité et de sa culture.
Année 2012, les neurones d’Heidi se connectent encore aux carrefours des grands boulevards, mettent à jour le plan du métro. Ses bons plans ne sentent pas encore l’antimite, à distance, elle vous dirige vers ces poches hors du temps de la capitale.
A chacune de mes visites, elle me confie d’autres secrets, d’autres alcôves mystérieuses à explorer. Je reviens, fais mon rapport. Elle n’accepte pas d’autre cadeau. Par contre elle m’en fait. De délirants coffrets à parfums, assez pour tout le 1er arrondissement. Elle déguste mes impressions, mes images. Parfois, elle en garde un morceau pour plus tard. Ses yeux brillent, on dirait presque du manque.
Non, pas presque.
Pas presque, parce qu’un jour, Heidi a accepté un appartement vingt fois plus grand, infiniment plus beau, à Rueil-Malmaison. Parfois je me demande si ce n’est pas ce jour-là qu’on a rajouté le Malmaison. C’est devenu plus difficile de sortir le soir, de danser le long des pavés ou de ne plus rater une seule avant-première dans les petits cinéma secrets. Heidi ne parle de Rueil-Malmaison qu’à voix basse. Et lorsque tu lui demandes pourquoi, pourquoi putain, lâcher sa patrie, celle qui vous coule dans les veines, elle hausse les épaules sans la moindre rancoeur.
« J’ai joué à la conne, je me suis mariée. »
Et puis après Rueil, ça a été Wysteria Lane. Le couteau à beurre noir. La taille s’est épaissie, les cheveux ont grisonné. Ne restait que le parfum. La science de la beauté.
Hedi est une Guerrière.
Parce qu’elle est toujours debout, que souvent elle rit. Même si depuis quarante ans, elle saigne la Seine.