Jeudi 2 mai

Que j’enseigne au collège ou au lycée, il semble que je ne parvienne pas à me défaire de ce défaut : celui du relâchement. Au fur et à mesure de l’année, je sème de petits morceaux de ma rigueur. Les cours sont toujours prêts, bien entendu. Mais j’anticipe moins leurs attentes. Il manque le surcroit d’information que j’aurais systématiquement proposé au mois de novembre ou de janvier.
Et, systématiquement, ce réflexe immature : l’impression que ça y est, l’année est gâchée, qu’il faut vite, vite passer à la suivante, mieux préparer celle qui arrive qui, cette fois, sera parfaite. Et donc, alimentation de ce cercle vicieux, qui me pousse à faire de moins en moins d’efforts, lors des dernières semaines de cours. Alors que c’est justement durant cette période que les élèves ont besoin d’une boussole, d’une sensation que ces heures où le soleil brille plus fort, où les échéances passent, ont du sens.

Alors fermer les yeux, respirer un grand coup. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, jamais trop tard pour remettre son enseignement d’équerre. Ces journées sont capitales, alors il s’agit de faire bien. Pas parfaitement. Il traînera toujours des éclats, des bouts. Mais je dois aux mômes de passer par-dessus mes insécurités, encore une fois.

Mercredi 1er mai

Et en ce jour de Journée Internationale des Travailleurs, juste un petit mot. J’en parle très peu, parce que ce blog vise avant tout à documenter une pratique quotidienne : mais prendre soin de ses conditions de travail, quand on en a la force et l’énergie, c’est essentiel. Il n’y a aucune honte à ne rien y connaître. Mais il est aujourd’hui facile de prendre quelques informations. Avec ce collègue qu’on apprécie, ce tweet rapide, ce site internet clair et précis.

Prenons soin de nos professions, éducatives ou autres. Elles nous constituent. Et elles méritent qu’on les défende.

Mardi 30 avril

Dans le groupe WhatsApp des enseignants de français, c’est l’angoisse, pour la répartition de l’année prochaine. Il y a dans le lycée d’Agnus une classe à option notoirement compliquée pour ce qui concerne l’enseignement du français. Les élèves ne se sentent absolument pas concernés, ayant à peine besoin d’assurer le minimum au bac, pour poursuivre le parcours qu’ils ont en tête. Leur classe devient un peu le Mistigri que se refilent les collègues.
J’hésite un instant à lever le doigt en disant que si jamais je suis encore là l’année prochaine – les chances étant à peu près aussi élevées que je me mette à jouer du bombardon – je veux bien m’en occuper. Je me mords virtuellement la langue, d’une part parce qu’il faut que j’arrête de me compliquer la vie, d’autre part parce qu’il serait bien urbain de ne pas compliquer la vie du ou de la collègue TZR qui me succédera.

Mais le fait est que je me pose la question.

Depuis trois ans, j’enseigne à des classes qui ne me posent que peu de problèmes, que ce soit au niveau du travail ou de la discipline. Suis-je devenu comme un sportif qui ne s’entraîne plus, et qui serait incapable de reproduire ce qui était jusqu’alors de l’ordre du réflexe ? Ai-je perdu quelque chose, en quittant la région parisienne ?

J’ai conscience que c’est une question bien étrange à se poser. Que ce n’est pas en ces termes que je dois réfléchir. Quand bien même. Je suis attaché à ma persona d’enseignant. À cette créature qui a été capable de faire face à des loulous pas toujours amène, voir même à de futurs adultes franchement hostiles. J’en, oui, je n’ai pas peur de le dire, tiré une certaine fierté.

Mais peut-être, en perdant ces compétences-là, en ai-je appris d’autres. Peut-être, au fond, le plus important, est d’être capable d’abandonner ce qui n’est plus nécessaire aux mômes pour leur fournir ce dont ils ont besoin. Voilà où se trouve l’essentiel.

Lundi 29 avril

Ils ont compris, et ont l’élégance de ne jamais le montrer. Trois élèves de première, une fille, deux garçons. Après quelques mois, ils ont pigé que je suis le prof qu’il leur faut. Ils comprennent immédiatement où je veux en venir dans mes cours. Le chemin de ma pensée leur est sans obstacle, et nous avons les mêmes références, qu’elles appartiennent à la classe ou au dehors. Souvent, lors des cinq minutes de pause, entre deux heures, ils s’approchent. Me sortent une ou deux blagues ultra obscures pour le profane. Mais ne vont pas plus loin. Dès la deuxième sonnerie, ils retournent à leur place, bossent, comme n’importe quel autre élève.

Mais ça n’est pas qu’une histoire de complicité cachée. Cette année, leurs résultats dépassent toutes les attentes. Les leurs – ils n’ont jamais été des brutes en français – les miennes, et celles des collègues qui ont corrigé leurs copies anonymes de bac blanc. Leurs résultats étaient tellement bons que nous avons tous les quatre cligné des yeux.

C’est un privilège très injuste, très miraculeux : nous nous convenons. Même si, depuis que j’ai eu la chance de croiser Monsieur Vivi, donner à chacun sa place, son rôle dans la classe est ma préoccupation majeure, il arrive que certains se sentent mieux que d’autres. Ça n’est pas grave. Et, je l’avoue sans rougir, cela me fait du bien, quand je croise leur regard serein, de les savoir là, en face de moi.

Dimanche 28 avril

Et le dimanche, on s’évade !

Après plusieurs années d’attente, découverte d’Eiyuden Chronicle. Ça m’a rappelé quand j’étais encore bien petit, que je voyageais dans le monde de Suikoden. Qu’un monde fictif m’a accueilli avec gentillesse et respect. Qu’il continue à m’apprendre des choses sur moi-même. Ça n’est plus exactement la même chose aujourd’hui. Mais le bonheur subsiste.

Merci à ces mondes, et à leurs créateurs.

Samedi 27 avril

Course d’orientation avec E., que j’ai rencontré il y a quelques années, lors de mon premier remplacement temporaire au lycée. E. est une sorte de machine absolue : il crée des cours délirants (ne le lui répétez pas, mais j’ai pu jeter un coup d’œil dessus), conseille des collègues, est coordinateur de discipline. E. manque aussi terriblement de confiance en lui. Les compliments lui rebondissent dessus avec un petit couinement triste.

Et tandis qu’on roule, à la recherche de QR Codes disséminés dans une forêt pour le moins boueuse – le mois d’avril n’est pas spécialement ensoleillé en Bretagne, aussi étonnant que cela puisse paraître – on échange nos incertitudes. Que l’autre est capable de démonter, les unes après les autres. Comme ils paraissent grotesques, les complexes de l’autre, quand on voit ce dont il est capable. Évidemment, je ne le lui dis pas comme cela. Mais, comme la remise en question permanente est essentielle, dans ce boulot, être lucide sur nos forces est également essentiel. Pas seulement pour nous. Pour nos élèves également. Entrer en cours le cœur battant, certain qu’on n’est pas légitime n’est pas bon. Ni pour nous, ni pour nos élèves. Pas plus qu’être certain, semaine après semaine, qu’on prêche de la bonne façon, une parole inattaquable. Cet équilibre, cette ligne de crête n’est pas seulement un idéal. C’est aussi une hygiène mentale. Que je parviens rarement à atteindre, de mon côté.

Ou alors, il faut que ce soit sous la pluie, maculé de boue, à enjoindre quelqu’un à croire en lui.

Vendredi 26 avril

Pour la première fois de ma vie, je me retrouve avec un ensemble de cours et de supports quasiment prêts à l’emploi « tels quels » l’année prochaine. Le fait de passer du collège au lycée, et de me retrouver à préparer au bac m’a poussé à créer un maximum de ressources facilement exploitables, tant par moi que par mes élèves.

Ça fait bizarre.

Ça fait bizarre parce que jusque là, entre les années en REP+ où il était nécessaire de s’adapter quasiment en permanence et les remplacements annoncées au dernier moment et souvent temporaires, il ne m’a que rarement été possible de jouer les profs sérieux et organisés dans ce domaine. Et j’en viens à rêver. À me dire que ce serait chouette, une année, de me dire que ouais. Je n’aurais qu’à réviser des choses à la marge, peut-être préparer un ou deux chapitres, mais que l’essentiel des cours seraient à disposition, que je n’aurais pas à angoisser, de période en période, en me demandant comment je vais m’adapter au profil de cette classe ou à de nouvelles lubies ministérielles.

Heureusement, je peux compter sur mon statut pour le moins instable et les dernières annonces de nos gouvernants pour que ce souhait fugace de stabilité reste fantômatique.

Jeudi 25 avril

Correction de copies qui doivent être parmi les dernières de mes élèves de première : lorsque je les compare avec ce qu’ils produisaient en début d’année, les progrès sont impressionnants, presque pour l’intégralité d’entre eux. Et pourtant, j’hallucinais déjà, moi le prof de collège, de ce qu’ils étaient capable d’écrire au mois de septembre.

Pourtant, avec le recul, j’ignore s’ils ont vraiment appris à écrire, à argumenter. Ou s’ils sont juste devenus plus habiles à imiter. À répondre à mes attentes. On devient observateur, quand on est élève. En fin de compte, j’ignore tout de leurs progrès réels. De leur intérêt, de ce qui en restera.

On a peut-être un certain pouvoir, quand on est prof. Mais on ne sait jamais que ce que nos élèves veulent bien nous montrer.

Mercredi 24 avril

Ils entrent dans l’immense amphithéâtre du lycée d’Agnus en rigolant, mais d’un rire un poil fragile, un poil timide. Aujourd’hui c’est l’aventure, une aventure avec des petites roues : les secondes vont faire la répétition générale de la pièce qu’ils ont préparée pendant une semaine. Le Cid, bien entendu, je n’allais pas changer un texte qui gagne.
Au début, ils prennent ça à la rigolade. C’est une occasion de s’évader du cours sur la dissertation qu’ils se cognent actuellement, et éventuellement de mettre le zbeul. Je les laisse déposer leurs affaires, mettre un peu trop de temps à se préparer. Je les laisse monter sur scène.

« Maintenant on va y aller. »

Les éclairages ont changé. Salle plongée dans le noir, scène éclairée. C’est toujours là que ça commence. Là que les élèves sentent qu’il se passe quelque chose. Ça marche presque à chaque fois.

Ils sont là, avec leurs textes encore à la main, leurs costumes, un décor splendide – les élèves en charge de la technique se sont surpassées – et leurs corps, leurs voix. Petit à petit, leurs balbutiements s’affirment. Leurs paroles se font plus assurées. Petit à petit, ils se rendent compte qu’ils sont sur une scène de théâtre. Et qu’il va falloir faire mieux. Qu’il va falloir apprendre par coeur, pas parce que c’est une lubie du prof, mais parce que leur ignorance du texte les emprisonne. Qu’ils peuvent déployer leurs ailes parce que oui, le travail qu’ils ont fait, dans les couloirs, pendant les heures de perm, un peu n’importe comment et en rigolant, ça crée quelque chose, quand on le met bout à bout. Quelque chose d’imparfait, d’encore chancelant. Mais qu’Amine résumera parfaitement, la même sentence qu’à chaque fois là aussi :

« Qu’est-ce qu’on était beaux, quand même. »

Mardi 23 avril

« Monsieur, vous lisez ça, chez vous ? »

De la sixième à la première, ça les fascine. Est-ce que les textes, les bouquins sur lesquels ils travaillent m’intéressent ailleurs que dans le cadre de la classe ? Et de 12 à 17 ans, je hausse les épaules.

« C’est important ?
– Ben c’est pour savoir si vous aimez bien.
– Si je vous propose d’étudier ces textes en cours, c’est que j’estime qu’ils sont importants.
– Mais c’est pas ça qu’on veut savoir ! »

Peu ou prou la même conversation, tous les ans. Peu ou prou une déclinaison de ce désir habituel, classique de nos élèves : savoir qui nous sommes. Si j’avais le temps, et si c’était dans mes attributions, je leur répondrais probablement ceci : que c’est souvent parce j’ai découvert ces textes avec eux que, désormais, je les lis chez moi.