Jeudi 16 mai

Quatre heures d’oraux blanc de bac. Quatre heures à ne faire passer que la première partie de l’épreuve, celle durant laquelle les élèves déroulent leur explication, celle durant laquelle il n’est pas permis de communiquer avec eux.
C’est, je crois une assez bonne illustration de mon enfer personnel. Pendant deux-cent quarante minutes, je vois se succéder des mômes malades de stress – à Agnus, ils sont d’une anxiété qui pourrait alimenter un pays entier en énergie.

Et tout ce que je peux faire, pendant qu’ils traversent ce Mordor qu’est leur texte de bac, c’est de leur offrir un visage le plus rassurant possible.

Enfin rassurant. Je m’entends. Je me retrouve, bien évidemment, à grimacer comme ça n’est pas permis. Pour tenter de leur faire comprendre qu’ils ne sont pas seul. Un mode de communication qu’ils ne pigeront probablement pas, qui me rendra encore plus ridicule et vulnérable. Mais qui, j’espère, leur donnera un peu confiance.

Ouais, pendant quatre heures, j’ai vécu une sacrée allégorie de mon métier.

Mercredi 15 mai

Je ne sais pas pourquoi c’est cette nouvelle-là qui m’a foutu un coup au moral. Mais une dépêche, parue hier, annonce une énième fois un déficit de candidats pour les concours de l’enseignement cette année.

D’habitude, je bosse en me bouchant les oreilles.

Il y a cette expression qui court dans ne nombreuses salles des profs : « Je ferme la porte et j’oublie tout le reste. » Ça n’est pas une légende. Se retrouver face à ses élèves, face à la tâche d’enseigner, que je tente de documenter jour après jour, j’aimerais qu’il n’y ait que cela dans ma vie professionnelle.

Mais ça n’est pas le cas.

Depuis dix-sept ans que je suis dans le métier, j’ai assisté à des réformes qui se sont invariablement changées en torches cherchant à tracer, chaque année, un cercle de cendres de plus en plus étroit autour de nos pratiques. De moins en moins d’heures, de plus en plus d’élèves, des injonctions de plus en plus contradictoires. Et bien entendu, des discours visant à changer nos inquiétudes et nos appels au secours en récrimination contre la perte de privilèges supposés.

Comme nombre de collègues, je me bats. Je manifeste, je rédige des motions, je communique, je fais grève, j’explique. J’échoue. Et je me retrouve, une fois la porte fermée, à enseigner, dans ce lieu devenu plus étroit, plus hostiles aux élèves, plus compliqué.

J’ignore si c’est l’âge, ou si la situation a atteint un point de bascule : mais je ne parviens plus à oublier, même face aux êtres les plus fascinants de la créations, mes élèves. Je m’étrangle de rage, à devoir enfiler des textes comme d’autres des perles, parce que cet oral du bac débile, je tape mentalement du poing dans un mur quand j’imagine ma très probable future affectation au collège, à devoir enseigner de façon formatée des contenus infoutus d’aider les mômes.

Mon métier brûle. Et on nous reproche d’enseigner en pleurant, des cendres dans les yeux, la voix irritée par la fumée. Mon métier brûle et, certains jours, je me sens tellement dérisoire avec mes rêves et mon petit verre d’eau.

Mardi 14 mai

« Ça a l’air de bien se passer, cette année, non ? »

Le proviseur adjoint du lycée de Keves est un homme pressé. Il gère un établissement de 900 élèves et a passé un trimestre à remplacer au pied levé le principal d’un collège dans la ville d’à côté. Pour la première fois, notre conversation entre dans le domaine des minutes.

« Oui, les classes sont extrêmement agréables.
– Et on n’entend jamais parler de vous. Au lycée, c’est bon signe. En Bretagne c’est bon signe. »

Il rigole devant mon air perplexe. Me raconte son expérience en région parisienne. La même que la mienne au mot près. Mais voilà. On vieillit et on change de région. Et après avoir vaincu des dragons, convaincu des classes pas jouasses qu’on ne voulait pas leur mort, affronté le RER et des horaires démentiels, on continue à bosser, dans d’autres régions.

Les aventures sont tout aussi intenses. Mais plus silencieuses.

Il y a de la beauté, dans cette amplitude.

Lundi 13 mai

« Je voulais vous remercier de pas m’avoir mis zéro monsieur. »

Je relève la tête pour croiser le regard de Mariam. Qui me regarde de son air habituel, celui qui ne me permet pas de savoir si elle est sincère ou se fout royalement de ma gueule.

« Ben vous avez fourni un travail, mais je dois avouer, faire une évaluation de lecture sur un autre bouquin que celui demandé, c’était nouveau. »

En effet, au lieu de m’analyser La leçon, de Ionesco, Mariam a lu La cantatrice chauve. Et a donc livré une analyse de lecture plutôt très moyenne, que j’ai évaluée. Avec le recul, je trouve l’anecdote plutôt rigolote. Mais il y a dans les yeux de Mariam un sérieux que je ne comprends pas. D’autant plus qu’il s’agit d’une des élèves les plus désinvoltes qui soient. Je réfléchis un peu trop longtemps et laisse passer, je crois un moment important.

« En tout cas bonne journée monsieur. »

Mince. Je reste tout seul comme un gros débile. Je ne suis pas naïf, je n’aurais pas, au mois de mai, convertit cette élève qui pratique la désinvolture niveau ceinture noire à l’amour du français. Mais peut-être que j’aurais pu me rapprocher un peu d’elle. Comprendre sa distance, la convaincre de fournir un petit effort de plus.

Même sentiment, peu ou prou, avec un collègue stagiaire venant de passer une visite-conseil. Pendant de longues minutes, il me parle de ce qu’il a raté. Des reproches qui lui ont été faits. Je lui fais remarquer que, par contre, rien de ce qui avait été retenu contre lui à la visite précédente n’a été répété.

« Ça doit vouloir dire que tu as pris les remarques en compte et que tu as progressé.
– Eh, tu as raison ! »

Il lève les yeux, semble attendre quelque chose. Je bloque et finit par dégoiser un lamentable :

« C’est chouette. »

Ce soir à la salle d’escalade, je grimpe aisément une voie qui m’avait été totalement inaccessible la semaine dernière. La personne qui m’assure m’a interdit de tomber avant d’atteindre le sommet. Je lui obéis.

On n’échoue pas tout le temps.

Mais souvent.

Samedi 11 mai

Dernières corrections de copies pour les premières, ou presque. C’est impressionnant comme beaucoup d’entre eux écrivent désormais comme des adultes, ou presque. Et d’autres, heureusement beaucoup moins, encore comme des collégiens.

C’est probablement, pour nombre d’entre eux – ils ont essentiellement des spécialités scientifiques – les dernières copies où ils rédigeront beaucoup dans ce domaine. Cette « drôle de matière », comme l’avait appelée B. lors d’une conversation qui me revient souvent. Ils arrivent au bout. Et que leur restera-t-il ? Sur le papier, sans doute peu. Mais, je le souhaite très fort, des galeries dans leurs pensées. Des itinéraires de parkour, des cavernes remplies de trésors.

De quoi arriver dans l’âge adulte avec résolution et classe.

Vendredi 10 mai

La chaleur s’infiltre par la fenêtre ouverte. Au-dehors, les cris des enfants qui profitent de ce weekend de pré-vacances d’été. On entre dans cette période qui, je le dis tous les ans « n’en finit pas de finir. » On a l’impression que ça y est, c’est la fin de l’année scolaire. Les bulletins commencent à se remplir doucement, les dates des conseils de classe arrivent. On enfonce sous le crâne des élèves que les échéances sont là, ça y est.

Pourtant il reste un mois.

Et, temps distordu, un mois ça peut aussi être très long, pour les adultes comme pour les enfants. Tellement d’échéances à tenir. Il reste des dizaines d’aventures.

Et si peu de temps.

Jeudi 9 mai

Aujourd’hui, et pour la première fois depuis extrêmement longtemps, je n’ai pas pensé une seule fois à mes élèves. Il est vrai que cette année, ils m’occupent bien moins souvent la cervelle. Sans doute parce qu’ils sont au lycée. Qu’ils ressentent infiniment moins le besoin de venir raconter aux adultes les moindres détails de leur existence. Sans doute parce que nous sommes bien plus à distance, affectivement parlant.

Et c’est parfait.

Si cette année m’a épuisé au niveau de la quantité de travail à fournir et de l’attention à maintenir à chacune de mes prises de parole pour être précis, utile et intéressant, elle a régénéré mes doses d’affect, sérieusement à sec après des années durant lesquelles il a souvent fallu être assistant social, confident et infirmier scolaire avec de petits êtres perdus dans le grand collège.

Les lycéens m’auront apaisé. Je suis crevé mais régénéré. Et ce paradoxe est doux.

Mercredi 8 mai

Hier en allant bosser, j’ai par distraction pris la route pour le premier établissement dans lequel j’ai été affecté lorsque je suis retourné en Bretagne. J’y ai très rarement pensé depuis que j’en suis parti de ce bahut. J’ai recroisé une fois des élèves, rien d’autre. En subsiste un souvenir diffus, très doux. Trois classes de sixièmes, adorables. Des collègues chaleureux, un doctorant en histoire qui parlait avec passion de son sujet de thèse. Rien de plus.

Alors pourquoi aujourd’hui ?

Je ne crois pas au lapsus. Juste au fait que, depuis des années, des routes et des histoires s’entrecroisent. Et qu’un embranchement s’est doucement rappelé à mon souvenir.

Mardi 7 mai

Le silence durant cette évaluation de 1ère Galopa est tel que l’on se croirait dans une chambre sourde. Un silence qui n’a rien d’hostile ou d’hostile, cependant. Juste celui de la concentration la plus juste.

Douceur.

Je n’aurai jamais ressenti de façon aussi forte autant de sérénité avec une classe. Les 1ères Galopa sont profondément gentils. Et aiment quand les cours se passent bien. L’harmonie, c’est leur cam’. Je n’ai pas besoin d’outil tranchants avec eux. Ni sanctions, ni sarcasme. Même si j’apprécie parfois sortir la bonne vanne, il y a toujours ce petit moment de stress : va-t-elle faire mouche ? Avec eux, ce n’est pas nécessaire. Ils se marrent tout autant à un gentil trait d’humour absurde. Zéro tentative de domination ou de prise de pouvoir.

Peut-être suis-je chiant, mais je me suis rarement senti aussi bien qu’avec eux. Mes défenses sont à leur niveau le plus bas. Et j’ai la faiblesse de croire que les leurs aussi. Je ressors souvent des heures passées en leur compagnie plus en forme que j’y suis arrivé. Classe à énergie positive. Quels adultes deviendront-ils ? Et même, qui sont-ils, à l’extérieur du cours de français ?

Ce n’est sans doute pas important. L’important, c’est de continuer à les aider, à les voir progresser de façon impressionnante, dans leur quasi-totalité.

Et éprouver de la gratitude. Beaucoup de gratitude.