Jeudi 12 octobre

Jusqu’où peuvent-ils aller ?

C’est la question qui m’obsède en ce moment avec les lycéens auxquels j’enseigne. J’apprends encore à les connaître, surtout les premières : ils sont grands, ils sont aguerris, ils ont les codes de l’élève. Trois caractéristiques qui les placent à l’opposé des collégiens à qui j’ai enseigné jusqu’alors, sans le moindre jugement de valeur.
Je les vois batailler deux heures durant avec un texte qu’ils présenteront peut-être au bac. Certains sont prêts à en redemander, d’autres se relâchent. Ou placer le curseur ? Je tente de ne pas leur montrer que je doute : quand on est dans un travail exigeant, l’assurance du professeur est une sacrée boussole. Mais intérieurement, j’ignore combien de temps ils arriveront à tous avancer avant que les plus fragiles ne commencent à baisser les bras… À moins que l’émulation ne les entraîne ? Actuellement, tenir ce rythme est un sacré acte de foi.

Alors je leur montre que moi aussi je mouille la chemise : « Vous avez vraiment lu tout ça ? » me demande, incrédule, un élève tandis que je leur rends des analyses de textes annotées. « Vous avez vraiment écrit tout ça ? » lui réponds-je, sur un ton qui n’est pas totalement blagueur.

Un vieux prof qui a souvent raison ronchonne que je suis là pour les faire bosser, que le programme de première est exigeant, et que les couver ne leur rendra pas service. Le guérisseur que j’incarne dans les jeux de rôle en ligne et le prof qui a permis à ses élèves de jouer Le Cid en quatrième protestent : c’est par la douceur que je sais faire passer des caps à ceux dont j’ai la responsabilité, équipe de vaillants héros ou élèves.

La question reste entière, et le chemin encore long. Alors en attendant, j’avance pas à pas.

Samedi 7 octobre

L’autre jour, une phrase que je n’aime pas trop m’a échappée.

« Bon, après, on ne peut pas revoir l’utilisation du COD, c’est trop tard. »

C’est la fin, que je n’apprécie pas trop, le « c’est trop tard ». Bien entendu, ça me laisse toujours pantois de voir un élève de troisième capable de repérer une épanorthose dans un texte posé à cinq mètres de lui un soir de brouillard et continuer à demander si « Une partie », c’est un verbe. Ça me laisse pantois, mais je refuse de m’énerver à ce sujet. La tentation serait forte de blâmer, pour reprendre une connerie éternellement à la mode « la baisse du niveau », les téléphones portables, Tik Tok ou dieu sait quel sur lequel le Figaro s’indigne en ce moment.

De façon totalement empirique, j’ai plutôt tendance à croire que l’enseignement est de plus en plus chaotique. J’ai la sensation d’assister à une accélération frénétique des réformes de l’éducation, un manège pédagogique où il est aisé de se retrouver avec la tête qui tourne. La scolarité des élèves est faite de fragments plus ou moins disjoints (le confinement de 2020 ayant été un sacré coup dans cette fragile mosaïque). Alors oui. Ce qu’ils retiennent n’est pas cohérent.

Mais le savoir n’est pas une trajectoire à sens unique.

Et peut-être que cette étude de texte sera le moment où Olaf finira par piger le COD, parce que la famille du narrateur, dont on n’arrête pas de parler, elle est cachée dans le COD. Parce qu’il est dans une classe de 24 élèves et que j’ai le temps de le lui réexpliquer.

Nos élèves vivent une réalité de plus en plus chaotique. Nulle surprise que la construction de leur savoir le soit également. Nulle surprise qu’en tant qu’enseignants, on se retrouve un peu plus chaque jour à devoir faire des sauts périlleux pour offrir à chacun ce dont il a besoin.

Pas évident.