Mercredi 12 juin

Toute la journée, le petit papillon indiquant un nouveau message sur le logiciel de vie scolaire s’allume : les premières ont des questions pour le bac. Certaines très simples, un rituel pour se rassurer : puis-je écrire en noir, ai-je le droit d’apporter une règle ? D’autres beaucoup plus complexes, même si répétées mille fois : dois-je commencer par l’analyse ou le commentaire d’une citation ? Puis-je me servir de références à d’autres passages. D’autres, encore envoient des pages et des pages de dissertations et de plans sur lesquelles je les imagine s’entraîner.

On pianote mutuellement, tous à nos claviers. J’ignore l’efficacité de ce tutorat asynchrone. J’ignore s’ils vont réussir, s’ils ont une chance. J’ai tellement, tellement la frousse. Alors, pour conjurer la peur, je me répète cette simple phrase d’une collègue « Maintenant, il faut les laisser faire. »

Profite de pouvoir enseigner à ces classes exceptionnelles une dernière fois. Et laisse-les s’envoler.

Comme s’envolent les mots en cette fin d’année. Le boulot continue, mais en présence d’élèves que je verrai à peine quelques minutes en cette période d’examens. Il est temps pour moi de vous souhaiter un été fabuleux. De vous remercier, à nouveau, pour vos regards, vos mots, votre présence.

Comme à chaque fois, la période sera l’occasion de quelques billets plus libres… Et peut-être l’aventure continuera-t-elle l’année prochaine !

À bientôt.

Mercredi 22 mai

L’imprimante a craché dix-huit pages. Deux pages de table des matières, et seize textes. Ceux sur lesquels les élèves de première pourront être interrogés dans trois semaines. Dix-huit pages, est-ce que c’est à ça que résume l’année ?

Non bien entendu. On a aussi fait des dissertations, des commentaires, on a bossé la grammaire. On a parlé culture. On a regardé quelques tableaux, aussi. Rapidement. Fait quelques simulations d’oraux.

Mais en fin de compte, ce qu’il reste, ce sont ces dix-huit pages. Qui, pendant les jours à venir, vont être le catalyseur de tout en tas d’angoisses – les leurs, les miennes – avant de terminer dans une poubelle (la jaune, de préférence), ou, pour les plus nostalgiques, dans une pochette, un carton, dont elle ressortira à l’occasion d’un déménagement ou d’une soirée souvenirs.

Colette, Lagarce, Montesquieu, Dorion, tous les autres… Est-ce qu’ils auront apporté, vraiment apporté quelque chose à ces élèves ? Ou seront-ils recouvert des brumes du quotidien et du temps ? Est-ce que, tout simplement, ces seize pages auront fait quelque différence ? Subsisteront-ils dans un recoin de la mémoire, ces pommiers en robe blanche ?

Lundi 20 mai

Ça ressemble à des sous-bois.

Des petits corpus que je prépare pour les élèves de première, histoire de leur donner quelques assises, s’ils choisissent de se mesurer à la dissertation au bac. Des bouts de textes, qui débouchent sur les œuvres intégrales. Des tableaux, de la musique. Des anecdotes que je leur raconte.

Ce sont des cours qui se déroulent, magistraux. Magistraux au sens où je me contente de parler, hein, pas de leur qualité. Des moments où, juste, on se contente de découvrir des trucs. Sans violence. Des moments où on met les échéances à distance. Des moments où la Sido de Colette prend des airs de Circé. Et on part sur ses traces, on se raconte un petit bout de l’Odyssée. On passe par George Sand, par Marcel Proust (« C’est loooooong, monsieur ! »)

Ce sont des cours où le savoir passe.

La machinerie grinçante de la première se tait un peu. On parlera à l’heure suivante du quinzième texte à achever, de la liste d’exemples pour la dissertation. On recommencera à se plier aux exigences.

En attendant, juste essayer d’aimer les mots.

Jeudi 21 mars

Les premières ne sont pas contents après moi. Enfin certains, pas tous. À une collègue, qui leur faisait passer les épreuves du bac blanc, ils ont expliqué que leurs soucis de méthodes venaient de leur prof qui « ne leur a pas appris comme il faut. » Et peu importe que des camarades aient été eux complimentés pour leur maîtrise de l’exercice. C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute.

L’idée me caresse, un moment, de leur passer un ronflon. Je ne suis pas spécialement heureux d’être le bouc émissaire d’une note qu’ils estiment décevantes.

Et puis je hausse – mentalement – les épaules. C’est le jeu. Je n’ai pas le temps de les braquer, les semaines avancent. Et cette duplicité, c’est celle de tous les élèves, ou presque. Cette blessure à l’ego, celle des élèves qui commentent mes cours comme des client un restaurant, se referme désormais quasi-instantanément. Se remettre en question est essentiel : pour ce qui vaut le coup.

« Bon, je réexplique un point important pour la lecture linéaire les premières. Parce qu’apparemment, certains ont perdu des points, et soit je n’ai pas été assez clair, soit vous n’avez pas compris. »

Quelques-uns baissent les yeux, d’autres rigolent, gênés. Un troisième groupe ouvre des yeux étonnés.

« Non mais, si vous avez une remarque à faire dites-le moi.
– Non mais…
– Nous sommes des adultes, donc je remets les choses en place, s’il y a encore un souci, vous me le dites, sinon parfait. Il faut tous qu’on prenne nos responsabilités. »

Et je continue. Si ce boulot m’a appris un truc, c’est la duplicité des mômes. Parce que c’est plus simple, parfois, d’avoir un coupable. Ça n’est pas grave, pour le moment. Mais j’aimerais qu’ils finissent par en sortir. Alors, même si c’est très orgueilleux, je tente d’enseigner par l’exemple. Et je réexplique le point qui leur a posé problème de façon claire et nette avant de, sans me retourner, passer à autre chose.
Ils ne sont pas les seuls à apprendre. Sans eux, et leurs faiblesses, je pense que la colère me boufferait bien plus souvent : mais apprendre à être une bonne personne, pour eux, ça a une palanquée de bénéfices secondaires.

Mardi 20 février

Atelier de révision, avant le bac blanc qui aura lieu juste après les vacances d’hiver. J’observe les élèves, penchés sur leur note, sur les lignes d’écritures qu’ils ont tracé tout au long de l’année. Je vérifie leurs notes, souris, les encourage.

Et tente de dissimuler que je suis malade de trouille : c’est la première fois que je prépare des élèves pour cette solennelle échéance. Est-ce que je m’y suis bien pris. Me planter, je connais. Ça arrive et je gère très bien mes échecs. Mais eux ?

Je me donne sans doute beaucoup d’importance. Je ne suis pas l’unique responsable de leur réussite. Mais cet après-midi je flippe tellement.

Samedi 20 janvier

Léger vertige en corrigeant des copies de Première.

Pour la première fois depuis que je suis enseignant, je m’aperçois que je corrige ce qui est, pour la majeure partie d’entre eux, l’un des derniers devoirs de français de mes élèves. Au mieux, il leur en reste une douzaine – en exceptant les interrogations sur les notions – avant les épreuves du bac.

Jusque là, toutes mes annotations donnaient des conseils au long cours « Préparez une fiche révision sur telle notion et apprenez-la régulièrement. » « Venez me voir pour que nous mettions en place un système de tutorat. » « Reprenez la structure de la proposition subordonnée en utilisant tel site internet… »

Mais le temps est une denrée dont ces élèves ne disposent quasiment plus. Et remédier, étayer des faiblesses, relève désormais presque de l’impossible. Je tente de rendre les commentaires efficaces. D’aller au plus précis. Mais au fond, est-ce que les jeux ne sont pas déjà presque faits ? Je dois vivre le quotidien de milliers de collègues profs de lycée – preuve que l’on reste un novice presque toute sa carrière – mais cette prise de conscience me plante une sacrée angoisse dans la cervelle.

Comment, comment leur être utile, les accompagner le mieux possible ?

Jeudi 14 décembre

Ce serait tellement tentant. Devant moi, se tient le texte que j’étudie avec les premières. Que j’étais bête, quand j’étais moi-même lycéen. De croire que commenter un texte, c’était de bêtement le disséquer, d’y plaquer des interprétations hasardeuses.

Je le vois désormais pour ce qu’il est : une gigantesque forêt de mots, de sens. Où se croisent, lumineux, des sonorités, des souvenirs de mes autres lectures, des idées, certaines rigoureuses et vérifiables, d’autres plus fantaisistes. Les mythes et les légendes que je porte depuis mon enfance s’y reflètent, et en deçà, comme une eau souterraine, la musique de l’autrice. C’est un monde offert, dans ces quelques vers. Des choses que j’ai vécues, et la promesses de tant de choses à venir.

Que j’étais bête. Que j’étais…

Non.

Je décille. La seule différence, entre aujourd’hui et ce temps où j’avais encore des cheveux, c’est que j’ai vécu. Que j’ai acquis quelques techniques, mais surtout tellement de mots en plus, de phrases et de possibilités de les combiner. Et j’ai face à moi des élèves qui n’ont, pour leur très grande majorité, pas eu ce temps, cette possibilité ou cette volonté. Et pour qui le texte que nous étudions n’est rien d’autre qu’un obstacle vers une libération. Celle d’une matière qu’ils n’apprécient souvent pas, d’un stress qui commence – je le vois – à les manger.

Ce que j’ai fini par considérer comme un espace de liberté, ils ne peuvent pas le voir autrement, pour le moment du moins, que comme une contrainte.

Alors quel est mon rôle dans tout ça ? Pas de les convertir à mes délires. De les accompagner jusqu’à cette foutue épreuve du bac.

Mais personne n’a dit que ce devait être douloureux.

« Posez vos stylos un instants, et regardez-moi ce mot dans le texte, « séisme ». Il va nous amener à Loki. Oui, ce n’est pas qu’un super héros qui porte bien les cornes. »

Je peux toujours essayer.

Mercredi 8 novembre

Correction de commentaires de texte, par les premières. Pour le moment, j’apprécie cette tâche. On ne va pas se mentir, la composition de la classe y est pour beaucoup : depuis le début de l’année, je les vois faire de leur mieux. Copie après copie, leurs phrases s’affûtent, leur pensée aussi.

Je commence à me demander si ce n’est pas pour ça que je me prends de passion pour cet exercice tellement artificiel : il me permet d’accéder à leur intelligence. À leur entendement. Et en échange, je tente de leur écrire des appréciations qui ont du sens. De leur apporter quelque chose qui me semble à la hauteur des efforts déployés.

Je m’illusionne peut-être. Après tout, pour beaucoup, il s’agit – à très juste titre – d’un exercice qui leur permettra de poursuivre leur étude avec le moins d’obstacles possibles. Mais malgré tout. Malgré tout j’aimerais leur montrer que cette chorégraphie de leur intelligence est belle. Qu’ils construisent quelque chose d’éphémère, de codifié, d’absolument pas utilitaire. Mais que c’est brillant. Artificiel : un artefact éphémère de mots et de pensées.