Jeudi 16 novembre

La poésie reste un territoire étrange, inaccessible pour les première. Gardé par des sentinelles vigilantes et anciennes : les rimes, les strophes, le par cœur. Le lire en entier, le lire dans l’ordre. Le bac de français.

Tout ça fait qu’ils n’arrivent pas à entrer dans l’œuvre. Le sens des mots leur échappe. Le stress monte. Le texte se montre rétif et le bac, le bac, le bac de français.

Alors je choisis d’être doux.

Aujourd’hui, alors que le soleil frappe timidement aux carreaux de la salle 37, je leur lis ce passage de Pauvre Folle dans lequel Clotilde découvre la poésie de Rimbaud. Il ne leur faut pas longtemps pour se rendre compte que la poésie est poreuse, qu’elle a pervertit – le mot est d’eux – les mots de Chloé Delaume. « J’aime beaucoup le rythme des phrases, il est tellement reposant. »

Leur faire parcourir le livre sans but précis, juste trouver des textes qui parlent. Prendre le temps de lire à haute voix. Expliquer que ça n’est pas grave si certains poèmes passent à la trappe dans leur lecture.

Émanciper.

Ce mot revient beaucoup dans mes discours, cette année. D’habitude, je l’emploie peu. Il y a sans doute une raison.

Cette année, émanciper par la poésie.

Dimanche 10 septembre

Cette année, comme à chaque fois, on profitera des dimanches pour s’évader et parler d’autre chose que de boulot

Pour inaugurer cette saison, voyage en compagnie de Clotilde Mélisse, l’avatar, le véhicule, l’alter ego de Chloé Delaume. Lors d’un voyage en train, elle se livre à un délicat et casse-gueule exercice de sorcellerie : l’autopsie (l’autopsy, même) de ses souvenirs. C’est que la situation est grave : Clotilde fait le deuil d’une histoire d’amour.

Une histoire sublime, une histoire ridicule, une histoire gênante, une histoire fabuleuse. Dans cette reconstitution du puzzle du tendre, l’affection passe par tous les états possibles. Pas seulement l’affection pour celui qu’elle appelait le Monstre, d’ailleurs : Clotilde examine ses sentiments pour sa mère, ses amis, son passé… En définitive et fatalement, bien entendu, sur elle-même.

Parce qu’elle a changé, Clotilde, elle a dû s’adapter. Le féminicide de sa mère par son père ne s’appelait pas comme ça quand il lui est arrivé, alors qu’elle était enfant, et c’est aussi un chemin qu’elle doit parcourir : celui d’un passé, d’une lutte féministe qui a dû changer de mots.

Parce qu’en fin de compte, et comme toujours pour Chloé Delaume, c’est une histoire de mots. De langues. Nous ne sommes plus dans l’âge d’or. Ovide est resté à quai, avec ses héros aux exploits légendaires. Et tout au bout de la ligne, de l’autre côté, au XXIe siècle, il y a Chloé Delaume. Qui nous rappelle que nous sommes désormais dans l’âge de glaise : nos actes n’ont plus d’importance, il y en a tant eus. Tout ce qui nous reste à faire de nos vies, c’est d’en modeler les événements, pour nous fabriquer des sculptures qui nous conviennent. C’est ce que fait Clotilde avec cette histoire d’amour. Il ne s’agit pas d’en faire le procès, ça n’aurait aucun sens. Juste de la fixer en mots. Lentement, méthodiquement, en se trompant et en réessayant.

Pauvre Folle constitue une sorte d’alchimie de tous les thèmes dont Chloé Delaume a tissé son œuvre, depuis ses premiers écrits. Une alchimie un peu usée par le temps et les cycles qui se répètent. Une alchimie toujours aussi rigoureuse, toujours aussi importante. Et qui ne promet rien d’autre que ça : modeler en mots ce qui advient. Avec beaucoup d’humilité, de colère, et de persévérance.