Lundi 10 juin

Il paraît que je ressemble à son frère. C’est sans doute l’un des seuls trucs qui nous rapproche, avec K. Ça et le fait que nous sommes collègues. Pour le reste, nous n’avons rien en commun. Que ce soit au niveau de la manière d’enseigner, des valeurs, de nos vies quotidiennes, dont nous percevons des bouts en salle des personnels.
K. est le genre de personne que, je pense, j’aurais évité si j’avais le choix. Trop de trucs qui nous séparent. Trop de trucs que j’estime futiles chez elle. Trop de trucs qui, chez moi, sont tellement plus élevés, tellement plus humanistes, tellement plus…

Pourtant, elle a insisté. Elle ne m’a jamais lâché. Sans s’accrocher. Mais elle est parmi les premières à m’avoir passé des cours. À m’avoir demandé comment ça se passait. Et j’ai continué l’année, à la regarder en fronçant toujours un peu le nez. C’est humiliant, un peu. Humiliant de se retrouver à se comporter comme le pire des connards, à être à rebours de ses valeurs, sans comprendre pourquoi.

Et je pense qu’elle le comprend parfaitement. Ça ne fait rien. Elle continue à être là. À venir me parler, de trucs qui ne m’intéressent absolument pas et d’autres, passionnants. Faut se rendre à l’évidence : dans notre relation, c’est moi le connard.
Ce qui reste à sauver ? L’émerveillement, devant le spectacle d’une gentillesse totalement altruiste. La gratitude que cette personne existe.

Vendredi 22 mars

La journée a été interminable. Trois journées en une en fait. Entre les copies à n’en plus finir ce matin, une après-midi explosive (va causer tragédie racinienne à des élèves surexcités par une journée de carnaval) puis trois heures de portes ouvertes dans l’autre bahut.
Mais pendant qu’une méchante pluie froide fait mentir les promesses du printemps, je roule sous la pluie avec H., qui me reconduit à la maison. Et dans le noir, on se raconte un tout petit bout de nos vies, vite parce qu’on n’a pas le temps. Et je sens, j’ai appris à la reconnaître depuis tout ce temps, que je suis en train de me faire une amie.

Il aura fallu attendre le troisième trimestre. Mais enfin, enfin. Quel bonheur.

Mardi 23 janvier

Aujourd’hui avait lieu la restitution des textes de slam sur lesquels les secondes travaillent depuis plusieurs heures. C’était un très beau moment, que j’ai envie de garder un peu secret.

Durant cette matinée, Fatou et Lio stressent. Les deux élèves fortes en gueule de la classe, talentueuses à l’écrit et jamais en reste d’un commentaire bien placé sont malades de stress. « Monsieeeeeur. »

Et alors que je m’assois pour leur parler, je sens, très concrètement, mon cerveau aller chercher les conseils de Monsieur Vivi. Je n’ai rien demandé. Mais je me souviens, avec une clarté et une certitude totales, que je ne dois surtout pas me contenter d’un mot ou deux. Mon premier réflexe a été de leur dire que tout allait bien se passer, de leur parler d’un ton enjoué. De faire ce que je faisais avant de travailler avec ce prof de musique. Cet ami.

Ce que Monsieur Vivi m’a appris, c’est tout bêtement de considérer les élèves comme des personnes. Et si je décide de rassurer quelqu’un, de le faire bien. Pas de me contenter d’une métaphorique petite tape sur la tête. Alors j’accepte de ne plus prêter attention au monde. Juste à elles deux. De ne plus les considérer comme « les deux élèves fortes en gueule de la classe ». Je leur parle. Vraiment. On regarde leur texte, on s’écoute. On est des personnes. Et surtout, je ne termine pas la conversation en considérant que je les ai aidées en quoi que ce soit. J’ai juste essayé de les considérer.

La considération. Le grand sujet de blague et de pleurs du personnage de Jean-Pierre Bacri dans la pièce et le film « Un air de famille ». Peut-être que c’est le mot qui pourrait remplacer ce terme de « bienveillance », qu’on nous ressort à toutes les sauces, en particulier les plus réchauffées. Il ne s’agit pas de faire évoluer nos élèves dans une espèce de gentillesse artificielle. Mais de les voir pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils ressentent, dans un contexte particulier. Ça prend du temps. Ça prend de l’énergie. C’est pour ça qu’on n’y arrive pas tout le temps, de moins en moins souvent.

Ce que j’ai dit à Lio et Fatou, ça n’a aucune importance. Ou plutôt, ça n’avait du sens que sur les sièges de l’amphithéâtre, à ce moment-là. Et j’en ressors avec un peu moins d’énergie qu’en y entrant. Parce que j’ai vraiment tâché de leur donner quelque chose. C’est, à n’en pas douter, ce que Monsieur Vivi aurait fait, probablement d’instinct. Parce qu’il est une bonne personne. Et parce que grâce à lui, certains élèves d’un lycée breton se sentent mieux, par la médiation de Monsieur Samovar, qu’il a rencontré il y a maintenant huit ans.