Lundi 13 mai

« Je voulais vous remercier de pas m’avoir mis zéro monsieur. »

Je relève la tête pour croiser le regard de Mariam. Qui me regarde de son air habituel, celui qui ne me permet pas de savoir si elle est sincère ou se fout royalement de ma gueule.

« Ben vous avez fourni un travail, mais je dois avouer, faire une évaluation de lecture sur un autre bouquin que celui demandé, c’était nouveau. »

En effet, au lieu de m’analyser La leçon, de Ionesco, Mariam a lu La cantatrice chauve. Et a donc livré une analyse de lecture plutôt très moyenne, que j’ai évaluée. Avec le recul, je trouve l’anecdote plutôt rigolote. Mais il y a dans les yeux de Mariam un sérieux que je ne comprends pas. D’autant plus qu’il s’agit d’une des élèves les plus désinvoltes qui soient. Je réfléchis un peu trop longtemps et laisse passer, je crois un moment important.

« En tout cas bonne journée monsieur. »

Mince. Je reste tout seul comme un gros débile. Je ne suis pas naïf, je n’aurais pas, au mois de mai, convertit cette élève qui pratique la désinvolture niveau ceinture noire à l’amour du français. Mais peut-être que j’aurais pu me rapprocher un peu d’elle. Comprendre sa distance, la convaincre de fournir un petit effort de plus.

Même sentiment, peu ou prou, avec un collègue stagiaire venant de passer une visite-conseil. Pendant de longues minutes, il me parle de ce qu’il a raté. Des reproches qui lui ont été faits. Je lui fais remarquer que, par contre, rien de ce qui avait été retenu contre lui à la visite précédente n’a été répété.

« Ça doit vouloir dire que tu as pris les remarques en compte et que tu as progressé.
– Eh, tu as raison ! »

Il lève les yeux, semble attendre quelque chose. Je bloque et finit par dégoiser un lamentable :

« C’est chouette. »

Ce soir à la salle d’escalade, je grimpe aisément une voie qui m’avait été totalement inaccessible la semaine dernière. La personne qui m’assure m’a interdit de tomber avant d’atteindre le sommet. Je lui obéis.

On n’échoue pas tout le temps.

Mais souvent.

Samedi 13 avril

Ces derniers jours, je corrige énormément de copies d’élèves qui ne sont pas les miens : hasard du calendrier, des devoirs communs ont succédé à des bacs blancs dans mes deux bahuts. Me voilà donc, ramenant quotidiennement des brassées entières de feuilles – priant très fort que l’une d’entre elles ne décide pas de se faire la malle – et évaluant donc des travaux de personnes que je ne connais pas.

Des tas de questions surviennent : comment leur apporter quelque chose, à ces mômes dont j’ignore tout des capacités, des difficultés et des compétences ? Me voilà à griffonner partout où une marge me laisse de la place, à réfléchir, passer un coup de correcteur, me désespérer d’avoir cochonné un devoir. Ou à me rengorger stupidement en me disant que « mes élèves ne font plus cette erreur ». Ouais. Mais ils en font une autre que je ne trouve jamais dans ces devoirs. Ces feuillets sont des traces du boulot effectué par mes collègues.

Au fur et à mesure, la certitude s’installe : si seulement nous avions un peu de temps pour venir nous voir, les uns les autres. Si nous avions d’autres moments que les dix minutes devant la cafetière pour nous donner des billes, pour réfléchir à ce qui marche vraiment. Dans cet établissement précis, parce que, je m’en rends de plus en plus compte, transférer des systèmes entre bahuts est une équation dont le résultat est rarement celui auquel on s’attend.

Impression, au fil des années, que ce lien entre collègues, déjà bien ténu du fait de nos conditions d’exercice, se dissout. Au-dessus de nous, nos responsables tempêtent, s’agitent, exigent que nous travaillions de concert. Tandis qu’en journée nous courons, nous nous croisons dans des salles toujours plus exiguës. Nous avons déjà du mal à voir nos élèves. Comment s’intéresser aux autres. J’ai peur, tellement peur de m’éloigner d’eux.

Mardi 19 mars

C. m’énerve.

C’est le genre de collègue qui passe son temps à clamer haut et fort dans la salle des profs que les élèves sont de plus en plus débiles. Il en choisit un qu’il va soigneusement démonter pendant tout une récréation, et tant mieux si un public nombreux est à portée d’oreille. Il explique que bon, on n’a pas trop à se plaindre, quand on est prof, on ne bosse pas tant que ça, et c’est un chouette salaire de complément, que l’on peut ramener à son conjoint ou à sa conjointe. Ah ben oui, faut que l’autre ait « un vrai métier ».

Pour une raison qui m’échappe, il s’est cependant pris d’amitié pour moi. Paraît que je lui rappelle un pote de fac. Alors C. vient souvent discuter avec moi – il adore le cinéma et les jeux vidéo – mais jamais assez longtemps pour que j’ai le temps de lui expliquer, avec ménagement, que ses propos me mettent en colère. Il m’accapare cinq minutes pendant une récré, me parle à toute vitesse et tourne les talons, me laissant avec une sensation de malaise palpable.

Et puis l’autre jour, je reçois un message sur Pronote. Un long paragraphe. C. a appris que je n’ai pas eu les écrits de l’agreg et s’en veut de ne pas m’en avoir parlé plus tôt. Il m’explique à quel point il trouve ça bien que je tente l’aventure. Des phrases très brèves, très simples, qui me font extrêmement chaud au cœur. Et surtout, qui n’ont rien de général. Elles me sont clairement dédiées.
Quelques heures plus tard, je me dirige vers la salle des personnels, pour la récréation. Mon regard se glisse par les portes ouvertes du long couloir. Et tombe sur C., assise à son bureau, entouré d’élèves. Il tourne la tête :

« Oh, tu pourras dire à S. que je pourrai pas la voir pendant la pause ? Je finis un travail avec mes secondes. »

Des secondes qui se marrent, discutent avec leur prof, semblent pleinement contents d’être là.

On est vraiment une énigme, nous les enseignants.

Samedi 3 février

Depuis le début de l’année, j’envoie des SMS, beaucoup plus qu’à l’accoutumée, et pour une raison très simple : en raison d’aller-retour incessants entre mes bahuts, en raison de la vie des uns, et des autres, en raison de la façon dont le monde tourne cette année, il me manque quelque chose. Quelque chose d’essentiel. Un soir, se retrouver, avec ces gens que je croise à longueur de journée, avec lesquels on tente de créer un monde meilleur, en enseignant à nos élèves, en apprenant d’eux et, tout bêtement, refaire le monde.

C’est bête, mais j’en ai besoin. Besoin, autour d’un café, d’une bière ou d’un plateau de figurines en carton, de connaître les humains avec lesquels, cette fois-ci, je suis embarqué dans cette aventure.