Lundi 22 janvier

Premier conflit avec un élève de l’année scolaire. J’aime bien Gwenn, en plus. Il a un côté ombrageux, négligent, et pourtant, il est évident qu’il bosse énormément. Sauf qu’il n’aime pas se relire.

« Monsieur, pourquoi j’ai perdu un point, dans le contrôle de lecture ?
– Si je me souviens bien, Thérèse Raquin meurt en buvant du poison.
– Ben c’est ce que j’ai écrit.
– Je lis poisson.
– Oui, ben vous avez compris.
– C’est le problème de l’orthographe… Là vous avez totalement changé le sens de votre phrase.
– Mais c’est dégueulasse !
– Gwenn…
– C’est dégueulasse, j’aurais écrit poizon, vous auriez compté bon.
– J’essaye de vous apprendre… »

Il est déjà parti, furibond. Et je reprends discrètement mon souffle. Ça n’est pas que j’ai été particulièrement effrayé. Gwenn n’a pas été particulièrement menaçant ou même bruyant. Mais je finis par connaître cette projection brutale d’agressivité. Celle qui provoque un creux au niveau de la poitrine, là d’où surgit le réflexe de défense. Ça n’était pas une protestation pour la forme, pour gratter un point. Ça n’était pas juste une question d’orthographe. J’ai visiblement touché quelque chose de sensible, directement en rapport avec cette évaluation ou pas.

Peu importe que ce soit volontaire ou pas, il a eu mal. Et Gwenn est tellement secret, et j’ai tellement peu de temps à consacrer à chaque élève cette année, que j’ignore comment je vais pouvoir gérer cette douloureuse énigme.

Lundi 20 novembre

Les premières Galopa sont en colère. Les premières Galopa ont passé un très mauvais moment à préparer chacun une simulation d’oral du bac de français pour se rendre compte qu’ils ne sont, pour le moment, absolument pas prêts. Au mois de novembre, c’est absolument normal. Ça n’empêche qu’ils protestent : « Vous en demandez toujours davantage. »

Dans ce genre de situations, je suis souvent tenté de leur répondre que c’est comme ça, qu’il va falloir se sortir les doigts parce que oui, c’est dur et qu’ils sont quasiment adultes. Je serais légitime à le faire.

Et dans ce genre de situations me revient toujours en tête cette réplique de Brittany, dans Glee : « Tough love is a lot like mean. » L’amour vache, ça ressemble pas mal à la méchanceté.

Voilà comment une réplique à la noix d’une série musicale vous force à remettre en question ce que vous appelez prétentieusement votre hygiène mentale. Oui, c’est compliqué. Mais ça n’est pas comme ça que je veux donner de la force aux élèves que j’ai en face de moi. Je ne veux pas les endurcir, mais les fortifier. Alors je respire.

« Oui, je vous en demande davantage. Dites-moi où ça coince, je vais vous expliquer, et vous allez continuer à progresser. Par contre, non, je ne referai pas pour la quatrième fois les photocopies des textes. Entraidez-vous, faites passer les cahiers des uns et des autres. Je ne dois pas être le joker permanent.
– Vous abusez monsieur.
– Non. Je ne suis pas d’accord avec vous. Ça n’est pas de la méchanceté. Je veux vous aider à réussir et être honnête sur ce qui vous attend. Donc on reprend, si c’est nécessaire. La méthode, les textes. À condition que ce soit vraiment utile. Et si vous trouvez que je ne vous rend pas service, expliquez-moi. Comme des adultes. »

Un nouvel anglicisme en tête « Conflict is not abuse », du nom de ce magistral essai. Nous ne sommes pas d’accord. Nous nous affrontons. Sans haine ou recherche de prise de pouvoir. J’espère que ce moment les aura un petit peu, un tout petit renforcés.

Vendredi 29 septembre

Ils essayent de m’avoir.

À Agnus, les secondes ont passé le moment de sidération que provoque l’entrée dans cet immense mini-monde qu’est le lycée. Ils ont leurs marques, leurs amis, leur territoire. Et comme de juste, ils tentent de l’étendre, de gagner du pouvoir. C’est très humain au fond.

Il y a celles, bonnes élèves, qui viennent me demander de les laisser sortir avant la fin du cours « sinon on n’a pas notre bus » en échangeant des sourires à peines dissimulés. « Tous les autres profs nous l’ont permis, monsieur. » Il y a ceux qui commencent doucement à chambrer un camarade un peu plus solitaire. Gentiment. Espérant que le drapeau rouge ne surgira pas tout de suite dans l’esprit des adultes. Il y a ceux, encore qui me disent que je donne trop de travail. Que je suis, au fond, pas super sympa, je me rends compte qu’ils sont en seconde, qu’ils ont beaucoup à faire ?

J’ai beaucoup de mal à gérer ces atteintes aux règles, certaines bénignes, d’autres beaucoup plus sérieuses, qui se produisent à chaque début d’année, à chaque âge. J’idéalise beaucoup mes élèves, je le sais. C’est à la fois un problème et un carburant. Et ça rend ces moments où ils se dévoilent – comme n’importe quel être humain – veules et hypocrites, assez compliquée. Alors que je n’ai pas à être déçu ou blessé. Être un éducateur, c’est aussi ça. Accueillir ce qu’ils ont de moche pour tenter de le canaliser, le gérer et le transformer. Nombre de mes collègues y réussissent de façon magistrale. Et de toutes façons, pour paraphraser un conquérant et pas mal de panneaux sur les réseaux sociaux « Cela aussi passera. »

En attendant c’est chiant.

Jeudi 28 septembre

Je crois qu’Énée ne m’aime pas beaucoup.

Il comprend rapidement, réexplique souvent à ses potes mais se ferme totalement quand je l’invite à participer. Et roule des yeux de moins en moins discrètement quand il n’est pas d’accord avec ce que je dis. Comme lorsque j’ai expliqué qu’à mon sens, l’introduction était la partie la plus simple d’un commentaire littéraire.

« J’ai besoin que vous ne soyiez pas d’accord avec moi. S’il vous plaît, dites-moi pourquoi ce propos vous agace. »

Il m’a regardé, un peu interloqué, a cherché de l’agressivité dans mon regard. Comme il n’en trouvait pas, il a juste haussé les épaules et s’est à nouveau muré dans son silence. Échec critique.

Ce matin, je prends une heure pour les aider à mieux comprendre les mots de Jean-Luc Lagarce. Ils doivent mettre en scène un extrait de leur choix de Juste la fin du monde et le jouer. Énée a rejoint un petit groupe de mecs, il joue Suzanne, la fille perdue dans cette famille écorchée.

« Monsieur, comme je le lis, ce passage ? »

Pour la première fois, il me regarde avec autre chose que de l’indifférence ou un léger agacement.

« avec elle, Catherine, elle, tu te trouveras, vous vous trouverez sans
problème, elle est la même, vous allez vous trouver. »

Je réfléchis quelques instants.

« J’ai un avis mais je ne veux pas trop vous influencer.
– Ouais mais là, je ne sais vraiment pas quoi faire. »

Ne pas réfléchir aux implications. Il est un élève qui demande un renseignement, tu es un prof, arrête de te faire des nœuds au cerveau pour une fois.

« Je pense qu’elle est en train de faire un apparté. Elle se rend compte que Louis et Catherine peuvent se comprendre. Imaginez que le temps s’arrête qu’elle nous parle, qu’elle partage ça avec nous, le public.
– Genre elle se rend compte qu’elle est un personnage. Le… comment vous disiez, le théâtre épique ?
– Voilà. »

C’est à la fin de l’heure. Énée se tient en axe de symétrie de son groupe. Les yeux fixés sur nous, il énonce ses phrases. Il joue juste, très très juste. Applaudissements. Dans la fiche que les élèves me rendent, je leur demande de me noter, entre autres, ce qui les a marqué durant cette mise en scène. Un des partenaires de scène d’Énée écrit : « Pendant ce travail, Énée a été très sérieux. »

Vous allez vous trouver…