Lundi 15 janvier

« Ils sont dscolaires. »

C’est comme ça que je présente les secondes à V., qui vient pour une intervention rédaction de slam. Je ne suis pas super sympa, je dois avouer que ladite intervention m’avait mis mal à l’aise. Décidée avant mon arrivée au bahut, l’année précédente : toujours cette impression désagréable de récupérer les fringues d’un autre, de devoir gérer des trucs sur lesquels je n’ai pas le contrôle. Comment faire entrer les syllabes explosives dans l’étude de Thérèse Raquin ?
Au fond ça n’est pas grave. Les laisser deux heures à écrire, ça n’est jamais perdu.

Et dscolaires ils sont.

Juliana et Mathilde se sont assises autour d’une table, l’air contrarié. Ce genre de truc, elles n’aiment pas. Ça n’est pas évalué, ça n’est pas dans la progression annuelle que j’avais distribuée. Je viens les trouver, elle me font franchement la gueule. Et me tendent, l’air écœuré, leur brouillon. La rage d’une fille, poursuivie dans la rue par un agresseur éclate en longues traînées rouges. Ça bouillonne de force et de colère, V. n’en revient pas. Les deux filles haussent les épaules. Sourient un peu, « comme même. »

Dscolaires.

Avec Aniel, qui s’est réfugié dans le bureau sous les escaliers. Je lui ai permis de se mettre des écouteurs sur les oreilles. Il gratte, non stop, depuis de longues minutes. Quand il me montre son écrit, ses yeux brillent. Quand il m’entend voiser ses mots, sa gorge se serre.
« C’est très personnel, je vois que ça vous affecte. Vous pensez pouvoir le lire devant un public.
– Ça va être très dur mais j’ai très envie. Mais j’ai peur. Mais j’ai envie. »

Dscolaires

Hanaë et Kevin rigolent comme des baleines. « Nous, on veut faire de l’humour ! »
À les entendre se marrer, je vais jeter un œil sur leur feuille, un poil inquiet. Sur leur feuille, un résumé parfait et à se rouler par terre de Thérèse Raquin. Les personnages dansent sur les éclats de rire des deux comparses, et les miens également.

Dscolaires

Julio qui entonne un long champ pour la Palestine. Tania qui pleure son sommeil perdu. Bana qui parle des sentences que nous, les enseignants, on est capable de leur balancer à la gueule.

Tous ils essayent, tous ils font confiance à V. pour aller chercher, en eux, quelque chose de brillant. Réticents ou pas, pendant deux heures, je suis époustouflé par ce qu’ils acceptent de partager. Simplement. Je reviens vers V. et déblaye les lettres que j’avais placé sur le mot que je voulais prononcer, au début de l’heure.

« Ils sont doux. »

Mardi 17 octobre

Dernier cours avant les vacances d’octobre – jeudi sera une sortie ciné – pour les premières. Nous sommes dans les temps – miracles – et je choisis d’achever l’étude de Juste la fin du monde par un mini atelier d’écriture : créer une scène, une page de roman, une lettre, un poème, qui éclairerait un peu plus le sens de la pièce. Écrire dans les interstices, comme dirait Henry Bauchau. Certains décident de faire en sorte que ces personnages, qui passent une pièce à ne pas réussir à trouver les mots, s’expriment enfin clairement, et c’est comme une libération.
D’autres inventent une vie à Louis, le personnage principal. Et j’ai beau avoir évoqué à plusieurs reprises la très forte probabilité de l’homosexualité du personnage, ainsi que l’écriture des années sida, c’est très souvent vers une compagne que le protagoniste revient. J’ignore si je dois être heureux qu’ils aient assimilé le concept de liberté d’interprétation, ou m’inquiéter de ce refus de prendre en compte une réalité du monde. Sans doute un peu des deux.

Dans un coin de la classe, Julio s’inquiète. Il a voulu présenter son texte comme une sorte de volute qui va en s’étiolant, des mots de plus en plus resserrés.

« C’est moche monsieur, c’est super moche ! »

Le rassurer, prendre le temps de parler avec cet élève le reste du temps mutique. Si le texte a cette forme, c’est que les mots l’ont voulu. Et les mots sont beaux.

À côté de lui, Gaïa et Iris tirent la gueule : « On n’a pas d’idée, monsieur, on préférerait faire un commentaire, nous.
– Il fallait me le dire plus tôt. Voilà de quoi vous entraîner.
– Mais… On peut ?
– Vous entraîner pour réussir au bac ? Je veux, oui ! »

Olivia, elle, a choisi d’inscrire son texte dans une réalité parallèle, dans laquelle Louis ne meurt pas. Les mots sont simples, je les lis à mi-voix.

« Chut monsieur, je veux pas que les autres entendent !
– Pardon, mais c’est vraiment un texte qui demande à être mis en voix.
– Vous croyez ?
– Oui. Si vous trouvez une personne volontaire, je pense que ce serait une bonne idée. »

Les laisser un peu libre, pendant une cinquantaine de minutes. Se balader de table en table, prendre le temps de parler des signes qu’ils tracent sur la feuille. Cette heure-ci, juste cette heure-ci, dans la frénésie du programme, du bac, du temps qui court, essayer de leur donner ce dont ils ont besoin.