Jeudi 16 mai

Quatre heures d’oraux blanc de bac. Quatre heures à ne faire passer que la première partie de l’épreuve, celle durant laquelle les élèves déroulent leur explication, celle durant laquelle il n’est pas permis de communiquer avec eux.
C’est, je crois une assez bonne illustration de mon enfer personnel. Pendant deux-cent quarante minutes, je vois se succéder des mômes malades de stress – à Agnus, ils sont d’une anxiété qui pourrait alimenter un pays entier en énergie.

Et tout ce que je peux faire, pendant qu’ils traversent ce Mordor qu’est leur texte de bac, c’est de leur offrir un visage le plus rassurant possible.

Enfin rassurant. Je m’entends. Je me retrouve, bien évidemment, à grimacer comme ça n’est pas permis. Pour tenter de leur faire comprendre qu’ils ne sont pas seul. Un mode de communication qu’ils ne pigeront probablement pas, qui me rendra encore plus ridicule et vulnérable. Mais qui, j’espère, leur donnera un peu confiance.

Ouais, pendant quatre heures, j’ai vécu une sacrée allégorie de mon métier.

Lundi 13 mai

« Je voulais vous remercier de pas m’avoir mis zéro monsieur. »

Je relève la tête pour croiser le regard de Mariam. Qui me regarde de son air habituel, celui qui ne me permet pas de savoir si elle est sincère ou se fout royalement de ma gueule.

« Ben vous avez fourni un travail, mais je dois avouer, faire une évaluation de lecture sur un autre bouquin que celui demandé, c’était nouveau. »

En effet, au lieu de m’analyser La leçon, de Ionesco, Mariam a lu La cantatrice chauve. Et a donc livré une analyse de lecture plutôt très moyenne, que j’ai évaluée. Avec le recul, je trouve l’anecdote plutôt rigolote. Mais il y a dans les yeux de Mariam un sérieux que je ne comprends pas. D’autant plus qu’il s’agit d’une des élèves les plus désinvoltes qui soient. Je réfléchis un peu trop longtemps et laisse passer, je crois un moment important.

« En tout cas bonne journée monsieur. »

Mince. Je reste tout seul comme un gros débile. Je ne suis pas naïf, je n’aurais pas, au mois de mai, convertit cette élève qui pratique la désinvolture niveau ceinture noire à l’amour du français. Mais peut-être que j’aurais pu me rapprocher un peu d’elle. Comprendre sa distance, la convaincre de fournir un petit effort de plus.

Même sentiment, peu ou prou, avec un collègue stagiaire venant de passer une visite-conseil. Pendant de longues minutes, il me parle de ce qu’il a raté. Des reproches qui lui ont été faits. Je lui fais remarquer que, par contre, rien de ce qui avait été retenu contre lui à la visite précédente n’a été répété.

« Ça doit vouloir dire que tu as pris les remarques en compte et que tu as progressé.
– Eh, tu as raison ! »

Il lève les yeux, semble attendre quelque chose. Je bloque et finit par dégoiser un lamentable :

« C’est chouette. »

Ce soir à la salle d’escalade, je grimpe aisément une voie qui m’avait été totalement inaccessible la semaine dernière. La personne qui m’assure m’a interdit de tomber avant d’atteindre le sommet. Je lui obéis.

On n’échoue pas tout le temps.

Mais souvent.

Samedi 11 mai

Dernières corrections de copies pour les premières, ou presque. C’est impressionnant comme beaucoup d’entre eux écrivent désormais comme des adultes, ou presque. Et d’autres, heureusement beaucoup moins, encore comme des collégiens.

C’est probablement, pour nombre d’entre eux – ils ont essentiellement des spécialités scientifiques – les dernières copies où ils rédigeront beaucoup dans ce domaine. Cette « drôle de matière », comme l’avait appelée B. lors d’une conversation qui me revient souvent. Ils arrivent au bout. Et que leur restera-t-il ? Sur le papier, sans doute peu. Mais, je le souhaite très fort, des galeries dans leurs pensées. Des itinéraires de parkour, des cavernes remplies de trésors.

De quoi arriver dans l’âge adulte avec résolution et classe.

Jeudi 9 mai

Aujourd’hui, et pour la première fois depuis extrêmement longtemps, je n’ai pas pensé une seule fois à mes élèves. Il est vrai que cette année, ils m’occupent bien moins souvent la cervelle. Sans doute parce qu’ils sont au lycée. Qu’ils ressentent infiniment moins le besoin de venir raconter aux adultes les moindres détails de leur existence. Sans doute parce que nous sommes bien plus à distance, affectivement parlant.

Et c’est parfait.

Si cette année m’a épuisé au niveau de la quantité de travail à fournir et de l’attention à maintenir à chacune de mes prises de parole pour être précis, utile et intéressant, elle a régénéré mes doses d’affect, sérieusement à sec après des années durant lesquelles il a souvent fallu être assistant social, confident et infirmier scolaire avec de petits êtres perdus dans le grand collège.

Les lycéens m’auront apaisé. Je suis crevé mais régénéré. Et ce paradoxe est doux.

Mardi 7 mai

Le silence durant cette évaluation de 1ère Galopa est tel que l’on se croirait dans une chambre sourde. Un silence qui n’a rien d’hostile ou d’hostile, cependant. Juste celui de la concentration la plus juste.

Douceur.

Je n’aurai jamais ressenti de façon aussi forte autant de sérénité avec une classe. Les 1ères Galopa sont profondément gentils. Et aiment quand les cours se passent bien. L’harmonie, c’est leur cam’. Je n’ai pas besoin d’outil tranchants avec eux. Ni sanctions, ni sarcasme. Même si j’apprécie parfois sortir la bonne vanne, il y a toujours ce petit moment de stress : va-t-elle faire mouche ? Avec eux, ce n’est pas nécessaire. Ils se marrent tout autant à un gentil trait d’humour absurde. Zéro tentative de domination ou de prise de pouvoir.

Peut-être suis-je chiant, mais je me suis rarement senti aussi bien qu’avec eux. Mes défenses sont à leur niveau le plus bas. Et j’ai la faiblesse de croire que les leurs aussi. Je ressors souvent des heures passées en leur compagnie plus en forme que j’y suis arrivé. Classe à énergie positive. Quels adultes deviendront-ils ? Et même, qui sont-ils, à l’extérieur du cours de français ?

Ce n’est sans doute pas important. L’important, c’est de continuer à les aider, à les voir progresser de façon impressionnante, dans leur quasi-totalité.

Et éprouver de la gratitude. Beaucoup de gratitude.

Lundi 6 mai

Je ne sais pas comment le dire moins naïvement, alors je le dirai aussi naïvement que ça : ils sont tellement beaux, quand ils comprennent. Les élèves je veux dire.

C’est l’un des trucs que mon cerveau efface à chaque vacance ou presque, comme s’il tentait de me faire une surprise à chaque reprise. Par exemple, pendant ces deux heures de cours de seconde. La prochaine fois que je les verrai, ce sera dans quinze jours, rapport aux ponts et aux oraux blancs que je fais passer en première : j’ai donc opté de les faire travailler sur les derniers points du commentaire littéraire. Notamment l’amorce.

« Monsieur, je sais pas comment commencer mon devoir.
– Je pense que si. Posez-vous les questions les plus simples.
– Quelles questions ?
– Par exemple, ce texte…
– Oui ?
– Quelle est la première chose que vous m’avez dit dessus ?
– Que je trouvais ça bizarre, parce que d’habitude, les monologues servent à en apprendre davantage sur le personnage qui les prononce, et que je trouvais que ça n’était pas le cas. Mais bien sûr maintenant j’ai compris que… ooooooh !
– Et voilà. »

C’est toujours intense et fugace. Mais cette expression sur leur visage… ça n’est ni de l’émerveillement ni de la joie, c’est eux, en mieux. Comme si un obstacle, un poids c’était soudainement levé. Et c’est pour cela qu’il n’y a pas souvent de questions bêtes. Comme celle de Gareth, en première. Élève excellent qui m’appelle, un peu honteux, pendant son évaluation.

« Monsieur, c’est quoi l’intrigue du texte ?
– L’histoire.
– C’est juste ça ? Mais je savais même pas !
– Et maintenant vous savez. »

C’est dans ces quelques instants que, moi aussi, j’ai l’impression de saisir un truc. Quelque chose qui se trouve au plus sensible de mon métier. Au plus important. Cette sensation tellement douce, tellement optimiste que c’est en embrasant des intelligences que l’on sauvera le monde.

Samedi 4 mai

Léger sourire, tandis que je rédige une prise de notes sur les dernières explications de texte de l’année. Si je repars de cette année au lycée, ce sera avec cette impression : celle d’avoir été plus élève que jamais, à leurs côtés.
D’abord parce que j’ai dû créer la totalité de mes cours, à partir de rien ou presque. Parce que, comme eux, je me suis lancé dans des textes sur lesquels mon choix était à peine moins limité. Parce que, comme eux, j’ai eu l’impression de devoir découvrir rapidement les règles d’une partie aux enjeux immenses. Parce que, comme eux, je n’ai pas su, avant un bon moment, comment je m’en sortais.

Et que, lorsque je prépare ces foutues lectures linéaires, je me retrouve comme eux, le nez sur le texte, à tenter de mobiliser tout ce que j’ai de connaissances pour créer quelque chose de cohérent. La seule différence étant que mon corpus intérieur est plus épais.

Cette fois encore, cette année, j’ai été débutant. Parfois c’est en pédagogie, parfois en didactique, parfois au niveau de l’autorité. Mais ce qu’il y avait de bien, cette fois-ci, c’est que les mômes, sans s’en rendre compte, m’ont épaulé à un point insoupçonnable. Alors bien entendu, je suis resté à ma place. Celle de celui qui guide, qui sait où l’on va, même quand les doutes s’installent. « On aura le temps de faire tous les textes ? On aura la méthode ? On comprendra la dissertation ? » Bien entendu. Tout est prévu, tout est sous contrôle (ça ne l’était pas).

Et maintenant que je suis en maîtrise, ou presque, quitter les lieux. Voir mes appuis se dissoudre.

Comme tous les ans.

Vendredi 3 mai

J’apprends pas une collègue restée en région parisienne qu’une ancienne élève se marie. Elle emploie son nom sur Facebook, je lui adresse un message de félicitations. Réponse adorable. Et apaisée. Alors que, comme tant d’autres dans ce bahut, elle était tellement en colère.

C’est ce que je constate souvent, quand je les recroise par hasard : l’apaisement. Et ce qu’ils me disent aussi souvent (en rigolant) : « On était HOR-RIBLES ! »

Est-ce forcé ? Y a-t-il un âge où l’on doit être HOR-RIBLE ? Ou est-ce la malédiction noire des établissements scolaires ?

Lundi 29 avril

Ils ont compris, et ont l’élégance de ne jamais le montrer. Trois élèves de première, une fille, deux garçons. Après quelques mois, ils ont pigé que je suis le prof qu’il leur faut. Ils comprennent immédiatement où je veux en venir dans mes cours. Le chemin de ma pensée leur est sans obstacle, et nous avons les mêmes références, qu’elles appartiennent à la classe ou au dehors. Souvent, lors des cinq minutes de pause, entre deux heures, ils s’approchent. Me sortent une ou deux blagues ultra obscures pour le profane. Mais ne vont pas plus loin. Dès la deuxième sonnerie, ils retournent à leur place, bossent, comme n’importe quel autre élève.

Mais ça n’est pas qu’une histoire de complicité cachée. Cette année, leurs résultats dépassent toutes les attentes. Les leurs – ils n’ont jamais été des brutes en français – les miennes, et celles des collègues qui ont corrigé leurs copies anonymes de bac blanc. Leurs résultats étaient tellement bons que nous avons tous les quatre cligné des yeux.

C’est un privilège très injuste, très miraculeux : nous nous convenons. Même si, depuis que j’ai eu la chance de croiser Monsieur Vivi, donner à chacun sa place, son rôle dans la classe est ma préoccupation majeure, il arrive que certains se sentent mieux que d’autres. Ça n’est pas grave. Et, je l’avoue sans rougir, cela me fait du bien, quand je croise leur regard serein, de les savoir là, en face de moi.

Jeudi 25 avril

Correction de copies qui doivent être parmi les dernières de mes élèves de première : lorsque je les compare avec ce qu’ils produisaient en début d’année, les progrès sont impressionnants, presque pour l’intégralité d’entre eux. Et pourtant, j’hallucinais déjà, moi le prof de collège, de ce qu’ils étaient capable d’écrire au mois de septembre.

Pourtant, avec le recul, j’ignore s’ils ont vraiment appris à écrire, à argumenter. Ou s’ils sont juste devenus plus habiles à imiter. À répondre à mes attentes. On devient observateur, quand on est élève. En fin de compte, j’ignore tout de leurs progrès réels. De leur intérêt, de ce qui en restera.

On a peut-être un certain pouvoir, quand on est prof. Mais on ne sait jamais que ce que nos élèves veulent bien nous montrer.