Jeudi 21 mars

Les premières ne sont pas contents après moi. Enfin certains, pas tous. À une collègue, qui leur faisait passer les épreuves du bac blanc, ils ont expliqué que leurs soucis de méthodes venaient de leur prof qui « ne leur a pas appris comme il faut. » Et peu importe que des camarades aient été eux complimentés pour leur maîtrise de l’exercice. C’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute.

L’idée me caresse, un moment, de leur passer un ronflon. Je ne suis pas spécialement heureux d’être le bouc émissaire d’une note qu’ils estiment décevantes.

Et puis je hausse – mentalement – les épaules. C’est le jeu. Je n’ai pas le temps de les braquer, les semaines avancent. Et cette duplicité, c’est celle de tous les élèves, ou presque. Cette blessure à l’ego, celle des élèves qui commentent mes cours comme des client un restaurant, se referme désormais quasi-instantanément. Se remettre en question est essentiel : pour ce qui vaut le coup.

« Bon, je réexplique un point important pour la lecture linéaire les premières. Parce qu’apparemment, certains ont perdu des points, et soit je n’ai pas été assez clair, soit vous n’avez pas compris. »

Quelques-uns baissent les yeux, d’autres rigolent, gênés. Un troisième groupe ouvre des yeux étonnés.

« Non mais, si vous avez une remarque à faire dites-le moi.
– Non mais…
– Nous sommes des adultes, donc je remets les choses en place, s’il y a encore un souci, vous me le dites, sinon parfait. Il faut tous qu’on prenne nos responsabilités. »

Et je continue. Si ce boulot m’a appris un truc, c’est la duplicité des mômes. Parce que c’est plus simple, parfois, d’avoir un coupable. Ça n’est pas grave, pour le moment. Mais j’aimerais qu’ils finissent par en sortir. Alors, même si c’est très orgueilleux, je tente d’enseigner par l’exemple. Et je réexplique le point qui leur a posé problème de façon claire et nette avant de, sans me retourner, passer à autre chose.
Ils ne sont pas les seuls à apprendre. Sans eux, et leurs faiblesses, je pense que la colère me boufferait bien plus souvent : mais apprendre à être une bonne personne, pour eux, ça a une palanquée de bénéfices secondaires.

Lundi 18 mars

Le jour revient.

Je veux dire par là que le ciel est déjà clair lorsque je pousse la grille du lycée – on a enfin cessé de me demander mon nom à chaque fois que je sonne – et lorsque j’en sors. C’est comme un signe.

Le signe que le tri s’est opéré. Je sais que corrélation n’est pas causalité, que ce sont juste deux événements qui se passent en même temps. Mais c’est toujours pareil. Lorsque le jour revient, certains élèves se révèlent.
Et d’autres abandonnent.

C’est particulièrement flagrant au lycée. Déjà, je repère ceux qui se glissent au fond de la classe. Qui ne réagissent plus à mes demandes, qui acceptent les sanctions pour travaux non rendus d’un haussement d’épaules. Et leur passivité est fort éclairée par le rayonnement de ceux qui ont compris. Ceux qui, d’un coup, ont pigé comment fonctionne le lycée. Et se disent que ça va être deux années à venir plutôt chouette. Tandis que les autres se renfrognent. Comme si tout était écrit, que rien ne pouvait changer.

Ça brise le cœur, c’est enthousiasmant. Une part de moi se dit qu’à un moment, ils sont grands, ils ont leur destin en main, que ça n’est pas toujours aux enseignants de leur courir après, à ceux qui abandonnent. Qu’on les porte depuis le collège, qu’ils ont choisi d’aller en générale, que…

Que bien entendu, tu ne vas pas les laisser là, au milieu du gué, les bras ballants, la tête basse. Ceux qui sont sauvés t’accompagneront désormais, jusqu’au bout. Maintenant, il faut aller chercher les autres. Et chaque jour qui passe les éloigne un peu plus. Je sais déjà que je ne les retrouverais pas tous et toutes, ces Eurydice.

Mais on peut toujours réaccorder sa lyre et tenter le voyage.

Vendredi 15 mars

Parfois, il faut les manipuler. Même pas élégamment.

J’ai mis les secondes en autonomie. Monter une pièce de théâtre par eux-même, c’est le projet d’un mois. Du moins, c’est ce que je leur fais croire. C’est eux qu’ils choisiront la mise en scène, les rôles, les costumes…

« Bon, on va voter pour la mise en scène.
– Mais on a déjà voté, monsieur !
– Ah oui, c’est vrai. Pour la mise en scène qui ressemble à la trend TikTok du moment, c’est ça ?
– Oui, ça va être marrant.
– Oui. Bon, ça va poser des soucis mais… Non rien.
– Comment ça ?
– Non non. Bon, c’est embêtant, vous êtes évalués et c’est… non rien. »

Je marmonne tout un tas de trucs entre mes dents, je hausse les épaules. Un concentré de malaise.

« C’est pas une bonne idée monsieur ?
– Non, mais moi je dis rien, c’est votre pièce hein.
– En fait, c’est un peu bête comme idée… Si on veut faire un truc vraiment bien, il faudrait peut-être qu’on prenne une autre idée ?
– Ah bon ? »

Petit à petit, le n’importe quoi que formaient trente-six élèves bombardés troupe de théâtre s’apaise. Comme je leur coupe, sans le dire clairement, toute possibilité de faire du caca, ils se retrouvent obliger de passer à leur second choix : faire du beau.

« Et si on mettait la pièce en scène au Japon ? Ce serait classe !
– Oui, mais l’appropriation culturelle…
– On demande à Erwann et Aya, leurs parent sont originaires de là-bas, ils nous serviront de conseillers bon goût ! »

Marwa hoche la tête, l’air entendu. Et le reste de l’heure, ils commencent à mettre en place une suite de textes, de mouvements, d’idées. En m’oubliant totalement. Comme de juste.

Mardi 12 mars

« Monsieur, on est désolées… »

Je tourne la tête vers Bruna et Brisela. Je n’ai pas beaucoup de temps, au lycée d’Agnus, les cours s’enchaînent très vite et déjà, je vois une collègue apparaître dans l’encadrement de la porte.

« À quel sujet ?
– Ben on sait que vous nous avez entendu… »

En effet je les ai entendues, pendant que je préparais la salle.

« Holala, on commence avec deux heures de français, génial.
– Jure, je vais mourir d’ennuiiiiiiii… Avec Phèdre là… »

Je penche la tête, l’air faussement perplexe.

« Oui, j’ai entendu, mais ça n’est pas grave. Enfin pas pour moi. »

C’est un fait. Je ne me sens pas plus attristé que ça. Bruna et Brisela sont deux bonnes élèves, qui bossent et participent en cours. Elles font ce qu’on leur demande.

« Je suis embêté pour vous, bien sûr. Je préfère quand les élèves apprécient le cours. Quand on aura le temps, il faudrait qu’on discute, pour savoir si c’est le thème abordé, ou ma façon de vous enseigner qui vous ennuie, c’est important de prendre du recul. Mais on n’a pas le temps, là. »

En effet, les élèves de la collègue se sont mis à rentrer.

« Mais promis ? Vous êtes pas fâché ? »

Toujours la même phrase, que ce soit l’âge.

« Promis. »

Lundi 11 mars

En fait, j’ai besoin que les choses convergent. Comme des rayons à travers un prisme.

Ça a commencé par des pleurs, hier soir. Dans World of Warcraft, j’ai découvert une sorte de quête cachée. Elle permet de ramener dans le monde réel un esprit animal. Pour ça, il faut construire un réceptacle de branches, de ronces et de feuilles. Ça lui donne un air un peu effrayant, mais il est là. À nos côté. Je pleure parce que je me dis que j’aimerais faire ça pour Tartelette. Tartelette est morte il y a plusieurs mois et j’en ai toujours le cœur en miettes. Parce qu’elle ne m’apporte que du bon. Mais du bon compliqué.

La preuve : j’arrive pour ce jour de reprise les tripes nouées d’angoisse : mes premières passent leurs oraux blancs du bac de français. Pour la première fois de ma vie, des lycéens à qui j’ai donné cours vont être évalués par des collègues. Tellement tellement peur. Et si j’avais fait n’importe quoi ? Et si j’avais été trop vague ? Trop superficiel ?
Les premières ont tout défoncé. Bien entendu ils sont responsables de leur succès à 98,78%. Mais c’est tellement. Tellement rare de se sentir un peu légitimé, de voir des preuves concrètes de son boulot. C’était tellement compliqué. Mais c’était bien.

Et ça me mène au mail. Je ne suis toujours pas admissible à l’agreg. Mais je ne le suis pas de manière cohérente. Je n’avais absolument pas bossé suffisamment Louise Labbé, tombée à l’une des épreuves, et ça aurait été incohérent que je m’en sorte. Et si j’ai compris un truc, c’est que ce concours est, malgré tout, cohérent.
Par contre, j’ai pris beaucoup de plaisir à la deuxième épreuve. Je l’ai rédigée en mes termes. J’ai écrit un truc que je trouvais pas juste correct, mais joli. Et j’ai eu une plutôt bonne note. Alors je ne suis absolument pas malheureux. Et je continuerai l’année prochaine. En mes termes.

Ça doit m’arriver une fois l’an. L’impression que ce que je nomme grotesquement mes valeurs n’est pas totalement illusoire. Croire en ce que je fais, en ma vision de l’enseignement, de l’apprentissage, du monde, peut-être. Continuer à me prendre des trombes de doute dans la gueule, parce que c’est le jeu. Et tisser un corps, branches, ronces et feuilles, pour arrimer ce qui me tient lieu d’esprit au monde.

Vous savez quoi les élèves ? Vous pouvez me suivre. Je ne garantis pas que le voyage sera simple, mais promis, je vous amènerai à destination.

Vendredi 8 mars

Léger vertige en regardant les semaines à venir sur Pronote. Il reste à mes premières environ onze semaines de cours pour se préparer au bac de français. Onze semaines, c’est à la fois extrêmement long, mais aussi d’une brièveté affolante. Simultanément, les mutations à l’intérieur des académies commencent dans une semaine. Nous sommes au mois de mars et, déjà, je sens l’intégrité de cette année vaciller. Dans quelques mois, déjà il faudra vider les casiers, purger l’espace de travail, dire au revoir aux collègues.

Mais le présent se rappelle à moi, se condense diamant. La nostalgie n’est pas de mise, pas encore, pas maintenant, c’est un luxe auquel on se consacre quand on n’a plus à penser à ses élèves, quand on ne se tord plus la cervelle à tenter de leur faire comprendre les tournures de Rabelais. Il reste onze semaines et tellement de chemin à parcourir. C’est angoissant. Mais ce sera avec eux.

Alors ça a moyen d’être beau.

Mercredi 28 février

J’accompagne Y. à la pharmacie. Y. est l’une des artistes qui participe à un spectacle à la participation duquel je donne un coup de main.

« C’est un milieu bizarre, celui des artistes, me dit-elle tandis que nous rentrons dans la voiture. Tu passes ton temps à être dans ton univers, ton univers. »

Le parallèle entre enseignant et artiste de seul en scène est un topos. Je me demande si sa réflexion pourrait s’appliquer à nous. Est-ce que ce journal n’est pas le reflet de l’immense narcissisme auquel nous invite cette profession ?

Il y a peut-être, sans doute, un peu de ça. Mais l’exception notable est que je ne suis pas l’auteur de mon matériau. Pas totalement, en tout cas. Être enseignant, c’est aussi se mettre au service de trucs immenses, notamment en français : la parole d’Antigone, les mots de Valjean, le discours d’Olympe de Gouges…
Et surtout, c’est se dire que notre public à nous doit absolument nous quitter au moins un peu changé. J’ignore si c’est plus ou moins difficile que d’être sur une scène de spectacle. Mais c’est une tâche assez délirante.

Mardi 27 février

Elle est revenue.

Moins d’une semaine après que la mort ait visité sa famille, beaucoup trop tôt. Comme à chaque fois elle me dit bonjour en se retournant brusquement, après avoir fait trois pas dans la classe. Comme à chaque fois, elle reprend ses lectures cursives, recouvrant des pages entières de son écriture peu lisible. Comme à chaque fois, elle baisse la tête quand elle rigole.

« Monsieur, je peux pas avoir le sujet d’entraînement sur Juste la fin du monde plutôt que Mes forêts ? J’y arriverais mieux. »

J’ai préféré éviter Lagarce, Louis et son voyage vers la fin. Je ne cherche pas à me justifier – il n’est pas question de moi – je lui tend l’extrait qu’elle demande. Je l’observe. Rien. Rien qui laisse deviner quoi que ce soit.

Que savons-nous, au fond, de nos élèves ? Tellement et si peu. Notre rapport à eux ne sera jamais une science exacte. Peut-être détesterait-elle que j’admire intérieurement sa force, peut-être qu’elle n’attend que cela, qu’on le lui dise. Peut-être pense-t-elle uniquement à l’analyse de cette épanorthose. Ou peut-être son esprit vole-t-il dans des mondes auxquels je n’ai pas accès.

On peut juste être là. Avec nos cours, qu’on transmet du mieux qu’on peut. Avec notre cœur, qui bat, avec eux, du mieux qu’il peut.

Vendredi 24 février

Il n’y a actuellement plus de salle des personnels au lycée d’Agnus. Celle-ci a été condamnée pour travaux. Les adultes discutent donc dans les couloirs, à côté des photocopieuse et de la cafetière que l’on branche où l’on peut.

Je passe donc un peu plus de temps dans les salles dans lesquelles je donne cours, et dans lesquelles, habituellement, je ne traîne pas, devant en changer à chaque heure. Et en ce jour de départ en vacances, tout le monde passe par la salle 101 : L., une collègue que je commence à aimer d’amour, pour papoter, me raconter les dernières anecdotes de sa vie de TZR également, Nino, qui, depuis le conseil de classe, est devenu infiniment plus souriant, malgré un bulletin désastreux. Le temps passé à formuler ce qui ne va pas dans son parcours scolaire semble avoir porté ses fruits. Lily et Fran, les deux éternelles copines, deux éternelles stressées, discutent un peu aussi. Elles sont les seules à ne pas avoir réussi à terminer l’introduction de leur commentaire, quand presque tout le monde en a achevé les deux tiers. Je lis les quelques mots qu’elles ont écrits : tout est parfait, mais elles envisagent de déchirer cette sixième version :

« Vous connaissez la théorie du saboteur intérieur ?
– Ben évidemment monsieur, nous aussi on regarde Drag Race ! »

Dit avec le plus grand sérieux. Je leur recommande donc de profiter des vacances pour s’acheter des gants de boxe et casser la gueule audit saboteur intérieur.

Je devrais être sorti depuis une demi-heure, je traîne, au gré des visages qui passent dans la classe. Cet espace que, pour quelques minutes, j’investis, pour rendre la descente plus douce.

Jeudi 22 février

Il se passe quelque chose avec les secondes. J’ignore si c’est le retour du conseil de classe, la fatigue de cette fin de période ou autre chose, mais leur attitude a changé. Pendant que je les observe, bossant sur la problématique de leur commentaire de texte, ça me frappe : chez la quasi-totalité d’entre eux, le collégien ou la collégienne a disparu. On pouvait distinguer des signes de la troisième lorsqu’ils sont arrivés, et jusqu’à maintenant. Dans la façon de se tenir, de parler. Un truc un peu froissé, un peu foutraque, un peu spontané, un peu virevoltant. Ça a changé : je les trouve à la fois plus doux, plus calmes. Plus tristes aussi. Bien entendu ils sont encore au tout début de leur existence. Mais déjà il y a sur leur visage les toutes premières ombres fugaces, fugaces, mais qui ne disparaîtront pas.

Quand on est adolescent, tout est mobile, tout est mouvant. Dans les gestes et les voix de ces lycéens, certaines notes, certaines façon de se tenir se sont fixées. C’est très étrange à voir. Cette avant-garde de l’âge adulte.

Mon rapport avec ces élèves plus âgés est encore à définir. Mais je suis désormais persuadé d’une chose : ils sont tous aussi émouvants, fascinants et forts que les collégiens que j’ai fréquenté jusque là. Ils sont tout aussi dignes de tous les efforts. Et peut-être, presque, d’encore plus de soins : parce que, déjà, le temps celui qui passe, qui ne revient jamais, les marque.