Mercredi 21 février

Je commencerai pas le seul truc qui m’agace un tout petit peu chez Sophia : dès qu’elle a une demi-seconde de libre, mais vraiment une demi, elle se replonge dans son bouquin. Même lorsque je distribue une feuille, où que je me baisse pour ramasser le marqueur que j’ai, une fois encore, fait tomber.

Mais c’est le seul truc.

Sophia est toujours volontaire, toujours drôle, toujours sincère, toujours à l’écoute. Sophia travaille plutôt correctement, parfois super bien à d’autres moments beaucoup moins, son attention fluctue. D’ailleurs, elle en est consciente : elle s’entraîne à regarder des films d’une heure et demi, parce qu’elle s’est aperçue qu’elle n’en n’était plus capable.

Et puis il y a un truc. Sophia est toujours là.

L’autre jour, Iram était absent. Personne n’a levé la main, lorsque j’ai demandé si quelqu’un prenait les documents pour lui.
À son retour il les avait, pourtant.

« Ah oui monsieur, désolée, je vous en ai pris sur votre bureau. »

Sophia.

« Vous avez énormément avancé dans votre lecture linéaire, dans ce groupe.
– Oui, Sophia nous a aidé.
– N’importe quoi, je vous ai juste dit que Rabelais, il est toujours dans la moquerie ! »

L’autre jour, Tanith est revenue en cours. Tanith vient de perdre sa mère, fauchée brutalement. Sophia est venue s’asseoir près d’elle. Ensemble elles ont bossé. Elles n’étaient pas dans une bulle, Tanith a parlé avec d’autres camarades. Sous le regard de Sophia un tout petit peu en retrait. Son exemplaire de Spy Family à la main.

« Oh là là, monsieur, vivement les vacances !
– Tout à fait d’accord Sophia.
– Vous savez, c’est pas grave si vous nous rendez pas les copies le premier jour, hein, le repos c’est pour tout le monde. »

Elle ne s’est pas arrêtée pour croiser mon regard. Elle est partie, avec ses copains. En esquivant au passage cette aura d’héroïne qui tente de la rattraper. Et qu’elle refuse, avec l’élégance de celles et ceux qui, tout simplement, font le bien.

Mardi 20 février

Atelier de révision, avant le bac blanc qui aura lieu juste après les vacances d’hiver. J’observe les élèves, penchés sur leur note, sur les lignes d’écritures qu’ils ont tracé tout au long de l’année. Je vérifie leurs notes, souris, les encourage.

Et tente de dissimuler que je suis malade de trouille : c’est la première fois que je prépare des élèves pour cette solennelle échéance. Est-ce que je m’y suis bien pris. Me planter, je connais. Ça arrive et je gère très bien mes échecs. Mais eux ?

Je me donne sans doute beaucoup d’importance. Je ne suis pas l’unique responsable de leur réussite. Mais cet après-midi je flippe tellement.

Lundi 19 février

Dernière semaine aux lycées, et ça se sent.

Ça se sent, parce que je perds une patience que, toute modestie bue, j’ai à foison. Pour cette dernière période, j’ai préparé des cours de qualité. Resserrés, précis, qui apportent des compétences importantes et dont ils auront besoin. Pas un poil d’inutile. Des cours clés en main, quoi.

Et lesdits cours, sur lesquels j’ai transpiré tout le weekend, sont accueillis par de petits gougnafiers, qui s’en foutent un peu. Évidemment, ils font semblant. C’est toujours pareil, à dire oui oui avant les conseils de classe, mais dès que les vacances arrivent, la seule chose dont ils sont capable c’est de…

Hey.

Du calme.

Toi aussi, tu es fatigué. Leur reconnaissance ne t’est pas due et tu le sais. Ils ont le droit d’être dissipés, d’être égoïstes et égocentriques. Ça n’est pas une attaque personnelle, et tu le sais très bien. Fais attention. Fais attention parce que dans ces moments, tu deviens méchant.

Il y a un méchant de jeu vidéo – je ne donnerai pas son nom, c’est une révélation du jeu en question – auquel je m’identifie beaucoup, dans ces moments-là. Je me demandais pourquoi. Sans doute parce qu’il se déteste. Qu’il fait le mal par ennui, par désœuvrement, pour combler l’immense sentiment de néant qui l’habite.

Mais il y a plus simple.

Ce personnage déteste les adolescents. Tout connement.

Et à chaque fin de période, à chaque fois que la fatigue, immense neutralise mes défenses mentales – je ne suis gentil que parce que je me surveille, elle est là mon hypocrisie – il ressurgit. Tu sais quoi ? Pas cette fois. Je ferai ces cours du mieux que je peux, parce que c’est ce qui est bon pour eux. J’ai quarante et un an, mes ombres me sont devenues assez familières pour que je sache les juguler.

Et ne surtout, surtout pas mépriser les ados en face de moi.

Parce que ce sont eux, les héros.

Samedi 17 février

C’est aussi ça, vieillir, pour un prof : les textes que j’étudie avec les élèves ne portent plus uniquement leur histoire. Ils font aussi partie de mon monde.

Lundi, l’une de mes secondes commentera les stances de Rodrigue. Les stances de Rodrigue que l’année dernière, Erwann a apprises par cœur. Erwann, à l’esprit flamboyant, foutraque, à l’esprit vitrail. Torturé par son mental et sa situation familiale : qui a joué le rôle principal du Cid, et merveilleusement. « Que je sens de rudEUX combats. » Je ne l’entendrai désormais jamais plus que comme ça.

Mardi, mon autre seconde commentera l’aveu de Phèdre à Hippolyte. « Et Phèdre au labyrinthe, avec vous descendu/Ce serait avec vous ou trouvée ou perdue. » Ces deux vers, ce sont les derniers que mon grand-père, fin lettré, m’a récité, comme une boutade, alors que nous descendions dans le local à poubelles de son immeuble. Sur la fin de sa vie, ses souvenirs lui échappaient. Mais jamais, jamais les vers qu’il a appris. « Je récite du Racine pour m’occuper. » m’avait-il dit sur son lit d’hôpital.

Pourquoi faire étudier ces « classiques poussiéreux » à nos élèves, me demande-t-on souvent ? Pour mille raisons : parce qu’ils n’iraient pas vers eux spontanément, parce que ces textes sont inépuisables, parce que, avec le bon guide, ils découvriront un deux, dix vers qui auront un sens immense pour eux.

Et aussi parce que ces textes charrient des milliers d’histoires personnelles. Qu’à travers cette transmission, ce n’est pas que la postérité de Corneille et de Racine, qui survit. C’est Erwann qui avait tant brillé à la représentation finale, c’est mon grand-père, qui me manque, ce sont toutes celles et toutes ceux qui peuvent encore réciter une page de théâtre par cœur, c’est Jean-Laurent Cochet, le mentor de ma prof de théâtre, qui m’a enfoncé le rôle de Néron sous le crâne. C’est cette longue chaîne de vie et d’histoires personnelles. Dont j’aimerais, en cette semaine pré-vacances, que mes secondes héritent. Je ne le leur dirais jamais comme ça, déjà qu’ils pensent que j’ai un grain.

Mais c’est pour ça.

Jeudi 15 février

À force, j’ai appris à les reconnaître. Ces élèves – il y en a beaucoup – qui aimeraient ne pas m’avoir comme prof. Ça n’est pas par méchanceté, hein, ni par irrespect. Seulement, ça ne colle pas. Je ne le vois pas forcément. Ce sont généralement, d’ailleurs, des élèves polis, respectueux et silencieux. Des élèves consciencieux, qui font le boulot demandé. Mais que je vois se raidir un peu quand je propose un projet un peu incongru. Dans les yeux desquels je constate un très léger reproche lorsque je commence ma phrase par « Alors, attendez, on va changer l’ordre des activités. » Qui ne s’arrêteront pas d’écrire quand je demanderai « Je vais vous demander de poser vos stylos, je vais vous donner une informations supplémentaire pour ce travail. »

Je suis notoirement foutraque. Pas au point que mes cours soient désorganisés ou impossibles à suivre. Mais ils se déroulent rarement en ligne droite. Il y a souvent des embranchements. Ça en motive certain, elles adorent ça, la surprise, ils trouvent ça chouette, de tisser des réseaux de sens imprévus. Et il y a ceux qui acceptent. Mais qui serrent les dents.

On peut difficilement être le prof de tous ses élèves, en tout cas, le prof qui convient à la totalité. Ce seront des années sinon de souffrance, du moins peu agréables. Alors bien sûr, on tend la main vers eux, on tente de s’adapter. Mais c’est ponctuel. Il y aura toujours l’année prochaine, où ils auront la chance de tomber sur un enseignant qui convient davantage à leur cartographie mentale ; ils diront même gentiment au revoir à la fin de l’année. Et puis, tout au long du collège et du lycée, la moyenne s’établira, en profs qu’ils auront suivi avec plaisir et les autres. On le sait, c’est comme ça, l’école est à l’image de la vie.

C’est juste, certains soirs, un tout petit peu regrettable.

Mercredi 14 février

Aujourd’hui, échange un peu tendu sur Pronote avec Kieran, qui exige que je lui augmente l’une de ses notes. Kieran est un élève bonhomme, qui n’intervient jamais en cours en temps normal. Mais, à la veille du premier conseil de classe, et donc, désormais à quelques jours du second, il devient un ado hargneux, exigeant que je justifie ses résultats jusqu’au quart de point.

Très envie de renvoyer ce petit malotru dans ses cages. Et puis, respirer un grand coup, et se dire que, décidément, le souci avec les notes reste un immense problème. J’ai suivi nombre de formations sur la motivation intrinsèque, et j’en suis arrivé que c’est comme les licornes ou un gouvernement ayant à coeur l’intérêt de son peuple : un rêve génial, mais un rêve néanmoins.

Et Kieran me le confirme. Il veut « monter ses notes ». En dehors de toute rationalité. Peu importe qu’il n’y ait plus d’évaluation d’ici vendredi, que je lui ai proposé de l’aide tout au long du trimestre, c’est là qu’il veut « des notes ». Impossible de lui faire entendre raison.

Et il est loin d’être le seul. On fait quoi, avec ces notes dissonantes ?

Mardi 13 février

Les semaines s’allongent, s’allongent. En ce moment, pas une journée sans un lycéen qui pleure, une lycéenne qui demande à rester parler à la fin du cours. Des bleus à l’ego, des bosses à l’affect. Les options à choisir, les résultats plus ou moins en berne, la fatigue.

Alors oui, les faire rire, ou se rendre compte que Rabelais, c’est accessible, qu’Aricie est une guerrière, que leur pensée s’affine.

Mais quand ils sortent de cette cabane de mots, que reste-t-il ? Et ceux qui, malgré tout, galèrent, me regardent, submergés par les oxymore et les épanorthoses ?

« Tu vis dans le monde des Bisounours. » me sort-on quand je m’attriste que le monde leur soit si difficile. Un Bisounours qui a bien envie de botter des culs, quand il entend ça. On ne peut pas changer le monde, on ne peut pas empêcher ceux qui viennent dans le monde de souffrir.

Il me reste quoi, avec mes bouquins ?

Lundi 12 février

En fait, comme l’a justement et perfidement fait remarquer un anonyme sur Twitter je sais juste « faire genre ».

J’étais arrivé gonflé comme un coq au lycée. Cinq élèves ayant fraudé à Chat GPT sur un commentaire de texte : j’allais rédiger une engueulade sur Chat GPT, faire étudier des extraits de copies aux élèves pour montrer que c’est bête, j’allais préparer un grand discours à la Robin Williams, j’allais.

Passer les portes du lycée. Et tout change.

Parce que c’est exactement comme pour les réseaux. Les images d’élèves s’incarnent. Leurs actions, bonnes ou mauvaises, prennent place dans toute leur complexité. Et surtout, surtout, il y a cette espèce de guide que je tente de muscler depuis des années, depuis qu’un événement mineur, ridicule, stupide, m’a convaincu que la douleur, physique ou morale, ça n’apporte jamais rien, ce guide, donc, qui me rappelle à l’ordre. C’est quand je suis contrarié, quand j’ai envie d’être odieux, que je dois me montrer fidèle à mes principes. Fidèle à ma conviction que la gentillesse a des dents. Que les générations à venir grandissent par imitation.

Alors autant qu’elles imitent quelque chose que je crois estimable.

« Bon. Les secondes il faut qu’on parle, cinq élèves ont utilisé ChatGPT pour faire leur commentaire. »

Évite les regards appuyés, du style « je sais qui vous êtes. » C’est pas ça l’important. L’important c’est que :

« Évidemment ça se voit. Ça n’est pas fait pour ça. Donc je vais rendre les autres copies. Ceux qui ne les auront pas, je vous propose de venir me voir à la pause, ou de m’écrire un mail si ça vous embête trop de vous afficher, et je vous réexplique. Et vous me rendez le devoir pour mercredi, parce qu’en attendant, vous ne vous êtes pas entraînés et je ne peux donc pas vous donner les conseils que j’ai indiqués sur les autres copies. J’en profite pour vous expliquer ce qu’il y a de spécifique au commentaire, qui empêche les IA d’être performantes. »

Je tente d’être précis. D’avoir des phrases qui ne soient pas trop longues. Et surtout de transmettre ce que je ressens vraiment : de la préoccupation. Je ne suis plus en colère, un dimanche après-midi à débattre souvent inutilement sur les réseaux sociaux m’a vidé de toute agressivité. Je suis juste inquiet de voir mes cinq fraudeurs faire du surplace.

Et angoisser pendant qu’ils regardent, les yeux droit dans le vide, la mâchoire serrée. Je n’ai donné aucun nom, pourtant.

C’est la pause. Ils viennent à mon bureau, du pas du condamné.

« Bon. C’était quoi le souci. La flemme ? Un oubli ? Vous n’avez pas compris ? »

Prendre chaque problème, l’un après l’autre. Sans commisération, sans agressivité. Le placer sur la table d’opération, lui ouvrir le bide, et montrer que souvent, dedans, il n’y a que du vent. Les protestations qui allaient fuser s’arrêtent. Ils repartent, une fiche méthode à la main, encore un peu de travail à faire à la maison. Mais lèvent la main à l’heure suivante, participent, sans flagornerie. Il y en a même un qui tente une blague sur le plagiat : « Trop tôt. Beaucoup trop tôt. », lui balance un pote.

Je me fais sans doute des idées. Peut-être sont-ils juste heureux de s’en tirer à si bon compte et recommenceront-ils à la prochaine occasion. Tant pis. J’ai ce que je veux, eux aussi. Voilà la scène que je veux qu’ils retiennent. C’est ça un adulte : quelqu’un qui sait, qui recadre, mais qui n’a pas le temps pour des trucs futiles comme les engueulades ou les sanctions. J’ai un objectif, je sais que c’est le bon, je sais leur donner les moyens pour l’atteindre. C’est tout.

Gonflé comme une outre de vanité, je pars en me disant que c’est ça, mon monde idéal : dégonfler les conneries comme les vastes baudruches qu’elles sont, se concentrer sur l’essentiel. Les faire réussir, leur faire prendre confiance en eux.

Ils ont retenus, aujourd’hui, ce qu’était l’Honneur, chez Racine. C’est le plus important. Leur intelligence qui brille.

Samedi 10 février

Je suis prof de français. Cette année, prof de français en lycée. Mon but, notamment pour les premières, est d’aider les élèves à se retrouver dans les méandres d’un texte. D’en déchiffrer les runes étranges, figures de style, effets sonores, tournures grammaticales. Mon but est « d’aller loooooooin ! » comme disent les élèves en rigolant.

Et pourtant.

Et pourtant, la première question que je leur pose, que je leur demande de se poser, c’est la suivante : « De quoi est-ce que ça parle ? »

Juste, voir le texte. Le voir vraiment.

Oublier les conceptions, le fait que ce soit un roman réaliste ou de la poésie symboliste. Ne pas penser au parcours d’étude. Juste, que dit ce texte ? Réussir à oublier ses préconceptions, ses envies de plaquer ce que l’ont sait déjà. Être naïf.

C’est peut-être ça, devenir lettré.

Vendredi 9 février

Aujourd’hui, les élèves qui le souhaitaient ont plaidé à l’oral la cause de personnages de roman. Une note bonus, pour ceux qui aiment ce genre d’exercice.

Et c’est chouette.

C’est chouette parce que nous sommes vendredi, que c’est la dernière heure de cours. Qu’ils ont le crâne bombardé d’informations, d’évaluations, de consignes. Les volontaires arrivent, leur texte en main. Et, dans l’immense majorité, c’est bien. C’est vraiment, vraiment bien.

Et je ne suis apparemment pas le seul à le penser. Je vois de nombreux regards de spectateurs s’arrondir, des murmures bruisser : « Je pensais pas qu’elle pouvait faire ça. » « Il est doué, je suis choquée ! »

Les oraux se terminent par des applaudissements. Par énormément de sourires. C’est de ça dont ils avaient besoin, en cette fin de semaine : de s’admirer mutuellement.