Vendredi 23 février

Dernier jour de la période. Réunion pour préparer le bac blanc, derniers élèves qui viennent me demander des conseils sur leurs lectures linéaires. Depuis quelques années, il se passe systématiquement la même chose, la semaine précédent les vacances : je rampe jusqu’à l’ultime journée durant laquelle je passe de l’autre côté. Je me sens léger, non pas dans l’expectative des congés, mais parce que je repense à tout ce qu’il vient de m’arriver le mois, le trimestre précédent. Et que tout me semble faire sens.

Il paraît que le cerveau humain a tendance à chercher un sens à toutes les représentations qui lui sont proposées. C’est peut-être, c’est sans doute mon cas : faire des éléments épars de mon boulot une histoire cohérente, un livre dont vous êtes le héros.

Quand bien même. Même si c’est une illusion, elle me permet de me dire que je retrouverai les élèves avec joie, après deux semaines sans les voir.

Allez, plus que trois heures. Et ce sera plus doux.

Lundi 5 février

C’est le moment où ça devient plus compliqué.

Je pensais que ça serait facile jusqu’au bout, au niveau de la gestion de classe. Lycée, public infiniment plus privilégié que tout ce que j’avais pu connaître jusqu’alors, début d’année qui roulait sans souci.

Mais les mois de janvier et février sont toujours ce crash-test. Ce moment où les mômes, grands ou petits lâchent un peu, deviennent un peu plus remuants, un peu veules, un peu laids.

Un peu seulement.

C’est l’avantage de la jeunesse, comme les rides : la laideur, ça se défroisse vite et facilement dans de jeunes esprits, du moment qu’on arrive à leur faire oublier leurs sales côtés. Comme pour Grégoire, qui d’élève adorable et motivé, s’est changé en créature ricanante, qui dort sur sa table ou balance des saloperies à des potes.
Comme Imane, qui est devenue incapable de répondre à une question sans soupirer et lever les yeux au ciel, avant de recommencer à discuter avec sa pote, de l’autre côté de la salle.

Et dans ces moments-là, refuser, soi-même, de devenir laid. Parce qu’à mon âge, comme les rides, ça laisse des traces qui ne partiront plus. Ne pas avoir la voix qui monte dans les tours, ne pas se mettre à gueuler de manière indiscriminée, même si la fatigue donne envie, même si, bon sang, on devrait plus avoir à fait ça devant des seize ans, même si on aurait toutes les raisons de le faire. Être ferme, calme, revenir à des choses plus intéressantes.

Louvoyer, jusqu’aux rayons de soleil.

Lundi 18 décembre

« OH LA VACHE. La semaine va être longue, ils ont l’air totalement crevés, les mômes.
– Les lycéens. Ce sont des lycéens.
– Ça reste des mômes, tu le sais très bien.
– Ouais bon, ouin ouin, ils sont fatigués. On est à une semaine avant les vacances, le syndrome du marathonien, tout ça. Tu radotes assez souvent dessus dans ton blog. On fait l’appel ?
– Non mais attends, laisse-moi réfléchir. Je dois commencer Thérèse Raquin avec eux, et après j’ai cette lecture linéaire à finir avec les premières. Ça va être intense, ils vont jamais tenir.
– Tough shit.
– J’aime pas quand tu parles anglais. Et j’aime encore moins le côté « la vie est dure, mais c’est la vie. »
– Tough shit quand même. Et c’est vrai, ton truc sur la vie. Ils sont grands, ils savent ce pour qui ils ont signé. Ce serait malhonnête de les traiter comme des sixième. Et puis quelle brillante idée de ralentir le rythme, avec le bac qui approche.
– J’aime pas ça du tout. Je vais forcément en perdre si je continue à avancer à ce rythme.
– Ils ne sont plus au collège. En théorie, ils savent pour quoi ils ont signé.
– En théorie.
– Mais tu es là pour quoi exactement ? Tu es leur prof de français ou leur coach ?
– Ben ouais, tiens. Balançons-leur des tartines d’analyse de texte bien coriaces dans la tronche, je suis sûr qu’ils vont vachement progresser, comme ça.
– C’est lâche, ce que tu fais. Il vont devoir en passer par là à un moment. Tu ne veux juste pas être celui avec qui ça arrivera. « Avec Monsieur Samovar, c’était mieux, on était tellement plus heureux. » Miss France 2023, c’est terminé, tu es au courant, j’espère.
– Oh, ta gueule. L’année dernière, j’ai prouvé que ça pouvait marcher. Quand je suis allé les revoir, au collège d’Alrest, ils étaient toujours aussi confiants, les sixièmes dont j’étais prof principal, toujours aussi heureux, et toujours aussi bons en classe, c’est leur prof qui me l’a dit.
– Tu n’as rien prouvé du tout, tu as eu de la chance. Et maintenant, tu es dans un lycée, tu as plein d’élèves, et tu assumes. Et ce serait bien que tu commences ton cours. Même si le temps se ralentit vachement quand on discute, ils vont finir par se demander pourquoi tu fixes le vide comme ça.
– Vivement que cette semaine se passe. Il est dur, ce métier, dans ces moments là.
– Tough shit. »

Lundi 11 décembre

La fatigue nous rogne à l’os.

Elle s’est étendue, pesante, dans les deux lycées, à Agnus et Keves, et alourdit les paupières, les gestes, les humeurs. Un conseil de classe passé, des cours qui n’en finissent pas, qui s’accélèrent, mêmes : les élèves baissent les bras. Que ce soit à travers des rires, des haussements d’épaules, ou une franche hostilité lorsque je propose de nouvelles activités.

Elle s’est étendue, épuisante, en salle des profs : les collègues qui ne parviennent plus à discuter d’autre chose que de leur état de santé, qui pestent lorsqu’il faut aller en cours, qui perdent patience les uns avec les autres. Premiers éclats de voix.

Elle s’est étendue entre mes tempes. Une seule envie : me laisser dériver jusqu’aux vacances. Je ne suis plus vraiment efficace et intéressant qu’entre 8h et 11h, avec deux tasses de café dans les veines.

Alors, tenter d’être doux.

Prendre les reines lors des explications de textes des premières – même si l’envie de les « mettre en autonomie » est grande, ils sont grands après tout, leur succès est entre leurs mains, et les guider à travers la jungle du texte, petites blagues à l’appui. Malgré les mâchoires qui se serrent.
Prendre le temps d’aborder des sujets plus agréables à la pause, de s’intéresser, s’intéresser vraiment, aux collègues, afin d’alléger un peu tout ce grand marasme. Malgré l’envie de plonger le nez dans son écran.

Juste par vanité, pour se dire qu’on est plus fort que la fatigue, pour se dire qu’on est le héros de sa triviale épopée – triviale, je l’ai expliqué au première, tiens, aujourd’hui – et que parfois, les histoires se terminent bien.

Jeudi 7 septembre

Le jeudi, j’aurai donc huit heures de cours. Quatre fois deux heures.
Le jeudi, je verrai donc tous mes élèves. 71 secondes plus 48 premières, 119 jeunes gens (j’arrive plus à dire mômes).

Je les vois arriver, écrasés par la chaleur de cette interminable canicule bretonne. Les cahiers et les éventails s’agitent, “on dirait une installation d’art contemporain.” Quelques-uns rigolent, deux ou trois sincèrement. Cette journée est interminable, mais elle me permet de commencer à “voir le dessin” de la classe. C’est une expression que j’ai emprunté à R., ma prof de théâtre. Elle parle souvent du “dessin du texte”, et ça parle beaucoup aux élèves.

Il y a d’abord les Premières Galopa. Pour une raison que j’ignore je m’imagine que je suis leur professeur principal (alors que pas du tout). Ils sont farouches. À m’observer comme un spécimen à la fois pittoresque et dangereux, une sorte de cobra qui ferait du standup. Parce que certes, j’ai des tatouages et des chaussures rigolotes, mais je tiens leur bac de français entre mes mains, quand même. Ça donne un cours étrange, entre réponses enthousiastes et silences brutaux, amplifiés par la montée progressive de la température, en cette matinée au lycée Keves.

Suivent les Premières Herbizarres, seule classe dont je me méfiais au premier cours. Petits rires et regard entendus échangés. Impression d’être le sujet d’une blague commune. Non pas que je m’en formalise – ça arrive fréquemment quand on est prof – mais ça n’est jamais agréable, surtout au début. Et aujourd’hui, des questions, des suggestions, un cours qui passe à une vitesse folle et beaucoup de sourires. “Vous me rassurez beaucoup, monsieur.”

Ça fait du bien, sur le trajet qui me mène au lycée Agnus. Où je retrouve les secondes Germignon. Mon ethos de prof de collège reprend le dessus. Ils sont encore fragiles et un peu perdus. Les bon vieux trucs de les remettre en confiance en bossant sur ce qu’ils connaissent. Le très léger silence lorsqu’ils commencent à partir dans tout les sens. – c’est la seule manifestation de mécontentement que j’ai dû montrer depuis le début de l’année – et les quelques blagues pendant la pause entre les deux heures. Ce sont de bonnes personnes. De chouettes secondes en devenir. “On n’a pas encore tout à fait commencé le programme de seconde” leur dis-je à la fin du cours. Mais ça ne saurait tardé.

Et je termine, dans un état proche de l’Ohio, avec les secondes Ixon. Une sacrée bande de potes – ils se connaissent presque tous – avec l’éternel groupe de garçons, forts en gueule et en français, et de filles, faussement timides, n’attendant qu’un mot pour se changer en guerrières. À ce stade, difficile de discerner les individus. J’en ai plein la rétine et la matière grise, des élèves.

“Je vais avoir du mal à retenir tout de suite vos noms, j’en suis désolé.”

Mais ça va venir. Vos noms, vos façons de parler, ce que vous préférez dans le cours et ce que vous fuyez. Les manies de certains, les tics de langage d’autres.

Bienvenue dans ce monde partagé, crée par chacun d’entre nous.