Mardi 9 avril

« tous redoublaient d’efforts pour faire ce qu’ils voyaient plaire à un seul »

Ça n’est qu’une partie de phrase. Cela fait presque deux heures d’affilée que nous travaillons sur cet extrait de Gargantua, l’abbaye de Thélème, en Première Herbizarre. Et pourtant, six mains se lèvent ensemble.

« Holà, vous êtes nombreux à avoir vu quelque chose. Ollie ?
– Déjà, on a « tous » d’un côté, et « un seul » de l’autre.
– Eh, je voulais dire ça aussi !
– Et qu’est-ce que ça signifie, selon vous, Jolene ?
– Ben… C’est bête hein.
– Non, allez-y. »

Elle déglutit, met ses idées en place.

« J’ai l’impression que d’un côté on a le peuple, et de l’autre le dirigeant, le prince. Je veux dire, là on parle d’élèves, mais… Comment dire, je pense que c’est, comme vous dites souvent, un autre sens de lecture. »

Elle s’interrompt, les mots se bousculent. Sans demander la parole, sa voisine enchaîne.

« Donc on se disait que « redoubler d’efforts » et « plaire », ça constitue comme un pont, qui permet aux deux de se rejoindre. C’est presque comme un dessin, cette phrase.
– Cette phrase ?
– Pardon, ces propositions. »

Ils sont nombreux à hocher la tête. C’est encore chaotique. Il y a encore tellement à organiser, dans cet exercice complexe qu’est l’explication de texte. Mais je les vois. Avancer en harmonie, le regard affuté. Jouer avec les mots, les possibilités de sens. Découvrir qu’un texte, c’est inépuisable, et parfois, c’est « comme un dessin ».

Je le vois faire du français. Devenir les auteurs de leur propre texte. C’est inexplicable, si on ne l’a jamais fait. Mais c’est magnifique.

Vendredi 29 décembre

« Moi, le français, ça n’était pas ma matière. »

C’est ce que j’entends 90% du temps lors de conversations superficiels. Avec la fromagère, le tatoueur, la personne qui vous a abordé dans le train. Mais de qui « est-ce la matière » ? Je pense que j’aime bien, au fond, que ce ne soit la matière de presque personne. Il n’y a pas d’élection. « Le français ». C’est presque drôle d’appeler ça comme ça. Tellement vaste que ça en devient à la fois ridicule et prétentieux. Une immense forteresse dont on se demande comment on peut ne serait-ce qu’y entrer.

Et notre boulot est là. Trouver la porte d’entrée dans cette forteresse. Faire en sorte que, justement, cette matière soit à vous. Rêche ou douce.

Je le dis souvent à mes élèves : « Je suis comme vous quand je commence à lire un texte. Perdu et perplexe. »

Il n’y a pas d’élection. Mais des clés, qu’on tente de vous aider à forger.

Mardi 5 septembre

“Il faut partir de ce que vous ressentez.”

Les premières me fixent, perplexe. Et aussitôt, me résonnent à l’esprit les mots de B., collègue rencontrée il y a deux ans. Qui, étrangement, sont devenus une source inépuisable d’encouragement : “On enseigne quand même une drôle de matière.”

Ce que j’aimerais qu’ils ressentent, c’est un texte d’Euripide, Hippolyte Porte-Couronne. Qui devrait s’appeler Phèdre, en fait, c’est avant tout l’histoire de Phèdre. Et je peux comprendre. Comprendre que ressentir quoi que ce soit face à cette feuille A4 remplie de tragédie antique, par 35 degrés, ça n’est pas évident.

Pourtant c’est essentiel.

“Même ne rien comprendre, c’est un ressenti.
– Moi monsieur.
– Oui ?
– Ben je ressens rien, parce que je ne comprends rien.
– Bien. Ben attrapez un surligneur alors. Et surlignez ce que vous ne comprenez p… ce que vous comprenez, ça ira plus vite.
– Pour quoi faire.
– Vous allez voir.”

On enseigne une drôle de matière, parce que c’est l’une des matières les plus exigeantes et les plus perchées qui soient. Laborieusement, l’un après l’autre – je crois qu’ils m’en veulent, dans cette classe, déjà je suis arrivé en retard – les fluos se lèvent et barbouillent le monologue de Vénus, que je leur lis avec la voix de Sandy, la présidente du club de mode. Parce qu’avoir l’audace de déclarer qu’on n’est pas jalouse avant de déchaîner une vengeance type manœuvre de billard à trois bandes, ça ne mérite pas mieux.

“Bien. Maintenant, on analyse.
– Comment ça ?
– Ce que vous avez compris. Pourquoi l’avez-vous compris ? Quels mots ? Quelles natures, quels procédés de style ? Ça se fabrique, la compréhension. Les émotions aussi. Un texte, ça ne sort pas de nulle part.”

Quand j’étais lycéen, je détestais l’analyse de texte. Je comparais ça à de la médecine légale, comme beaucoup. Ouvrir un corps harmonieux et se pencher froidement dessus.

Peut-être que je vieillis, Créon succédant à Antigone, mais désormais, les néons de la morgue ont fait place à une salle d’orchestre. Métaphore, catachrèse et asonances comme autant d’instruments qui, ensemble, quand on en maîtrise le tempo et l’harmonie, nous parlent.

Bien sûr, je ne peux pas l’expliquer comme ça aux premières. Pas encore. Mais je peux le garder en tête, comme un cap. Rimbaud disait qu’une savante musique manque à notre désir.

J’aimerais que, cette année, ils l’entendent, cette musique. Qu’ils en voient les instruments.

Il y a du boulot.