
(Ce billet divulgue des éléments importants du jeu Final Fantasy VII)
« Mais pourquoi vous vous donnez tant de mal ? » m’a demandé une élève alors que, un jeudi post-repas de Noël, je tentais, à 16h59, de convaincre une classe de seconde que la façon dont Zola construisait son récit était impressionnante d’un point de vue géométrique.
Il y a quelques années, la question m’aurait blessé. Aujourd’hui, j’ai la réponse simple, limpide, mais que je ne peux sortir à aucune classe sous peine de provoquer au mieux une vague de perplexité, au mieux des appels affolés de parents au rectorat.
Je me donne tellement de mal, parce que, en septembre 1999, Aerith est morte.
Aerith est une marchande de fleurs dans le jeu Final Fantasy VII, et un personnage majeur de l’intrigue. Dans la version originale, qui commence à remonter, elle est représentée par une bouillie de pixels aux bras carrés. Et à peu près à la moitié du jeu, elle est tuée par l’antagoniste principal.
Je ne me suis pas remis de sa mort. J’y pense chaque jour et la douleur reste aussi vive. Je me fous des jugements qu’on en fera éventuellement. Cette mort est inscrite dans un présent éternel. La seule autre chose qui se déroule comme ça, éternellement, c’est l’analyse du « Bateau ivre », qu’on m’a demandé de faire en fac il y a plus de vingt ans. Je continue aujourd’hui à l’analyser.
Il y a un rapport entre ces deux événements. Le poème de Rimbaud m’a rappelé tout ce que j’avais étudié en poésie jusque là. Que je n’avais pas forcément compris. Quelque chose s’est déclenché. J’ai enfin pigé ce qu’était la poésie.
Quand Aerith est morte, dans Final Fantasy VII, ce sont tous les personnages d’histoires que j’avais lues jusque là, toutes les décédées en peinture, tous les tombés en sculpture qui se sont révélés à moi. J’ai enfin compris comment la douleur pouvait exister dans l’art.
Et ça m’a changé. Ça a fait de moi quelqu’un de différent, de meilleur. Depuis Le Bateau Ivre, je suis quelqu’un de beaucoup plus patient dans mes explications. Je comprends qu’on ne puisse pas tout de suite saisir un texte, une œuvre, une idée. Sans Rimbaud, je serai encore moins pédagogue que je le suis actuellement.
Sans Aerith, la nécessité d’empathie ne me paraîtrait pas aussi évidente. Cette obligation de considérer l’autre comme totalement, absolument, irrémédiablement égal à toi-même. Et ce qui en découle : cette nécessité de protéger.
Mais le bateau et Aerith seraient respectivement une suite de mots indigestes et une effigie un peu grotesque sans toutes les fictions, tous les textes qui sont venus avant. Que j’ai considérés parfois avec intérêt, parfois avec indifférence.
Je me donne tellement de mal en espérant que mes élèves connaissent un jour un tel éveil. Et de ce jour, ils ne se sentiront plus jamais seuls. Dans ces livres qu’ils ne comprennent pas forcément, dans ces films un peu chiants, dans ces pièces de théâtre qu’on les force à voir, ils retrouveront d’autres mots, d’autres sonorités, d’autres visages. Ils ne seront plus jamais exclu, du discours le plus abscons qui soit.
Je me donne tellement de mal pour qu’ils ne soient plus jamais seuls.