Mardi 23 avril

« Monsieur, vous lisez ça, chez vous ? »

De la sixième à la première, ça les fascine. Est-ce que les textes, les bouquins sur lesquels ils travaillent m’intéressent ailleurs que dans le cadre de la classe ? Et de 12 à 17 ans, je hausse les épaules.

« C’est important ?
– Ben c’est pour savoir si vous aimez bien.
– Si je vous propose d’étudier ces textes en cours, c’est que j’estime qu’ils sont importants.
– Mais c’est pas ça qu’on veut savoir ! »

Peu ou prou la même conversation, tous les ans. Peu ou prou une déclinaison de ce désir habituel, classique de nos élèves : savoir qui nous sommes. Si j’avais le temps, et si c’était dans mes attributions, je leur répondrais probablement ceci : que c’est souvent parce j’ai découvert ces textes avec eux que, désormais, je les lis chez moi.

Samedi 17 février

C’est aussi ça, vieillir, pour un prof : les textes que j’étudie avec les élèves ne portent plus uniquement leur histoire. Ils font aussi partie de mon monde.

Lundi, l’une de mes secondes commentera les stances de Rodrigue. Les stances de Rodrigue que l’année dernière, Erwann a apprises par cœur. Erwann, à l’esprit flamboyant, foutraque, à l’esprit vitrail. Torturé par son mental et sa situation familiale : qui a joué le rôle principal du Cid, et merveilleusement. « Que je sens de rudEUX combats. » Je ne l’entendrai désormais jamais plus que comme ça.

Mardi, mon autre seconde commentera l’aveu de Phèdre à Hippolyte. « Et Phèdre au labyrinthe, avec vous descendu/Ce serait avec vous ou trouvée ou perdue. » Ces deux vers, ce sont les derniers que mon grand-père, fin lettré, m’a récité, comme une boutade, alors que nous descendions dans le local à poubelles de son immeuble. Sur la fin de sa vie, ses souvenirs lui échappaient. Mais jamais, jamais les vers qu’il a appris. « Je récite du Racine pour m’occuper. » m’avait-il dit sur son lit d’hôpital.

Pourquoi faire étudier ces « classiques poussiéreux » à nos élèves, me demande-t-on souvent ? Pour mille raisons : parce qu’ils n’iraient pas vers eux spontanément, parce que ces textes sont inépuisables, parce que, avec le bon guide, ils découvriront un deux, dix vers qui auront un sens immense pour eux.

Et aussi parce que ces textes charrient des milliers d’histoires personnelles. Qu’à travers cette transmission, ce n’est pas que la postérité de Corneille et de Racine, qui survit. C’est Erwann qui avait tant brillé à la représentation finale, c’est mon grand-père, qui me manque, ce sont toutes celles et toutes ceux qui peuvent encore réciter une page de théâtre par cœur, c’est Jean-Laurent Cochet, le mentor de ma prof de théâtre, qui m’a enfoncé le rôle de Néron sous le crâne. C’est cette longue chaîne de vie et d’histoires personnelles. Dont j’aimerais, en cette semaine pré-vacances, que mes secondes héritent. Je ne le leur dirais jamais comme ça, déjà qu’ils pensent que j’ai un grain.

Mais c’est pour ça.

Lundi 8 janvier

En ce jour de rentrée, je reçois pas mal de messages furieux, après avoir mentionné que je faisais étudier Thérèse Raquin à mes élèves de lycée. « Après on dit que les élèves n’aiment pas lire. » « Ce livre m’a dégoûté de la lecture. » « J’ai détesté, je ne comprends pas cet acharnement. »

Il y a plusieurs années, j’aurais rétorqué que ce livre est merveilleux, je serais parti dans un vibrant plaidoyer sur la force des personnages, sur la poésie des descriptions qui sont belles, qui sont vraiment belles, et qui ont du sens, pour qui sait le chercher.
Ça n’aurait servi à rien. Nous ne sommes pas des thaumaturges.

Il y a peu de temps, je m’en serais voulu. Je me dirais que la congrégation des enseignants de français a failli, que nous avons été de mauvais guides, que nous n’avons pas réussi à étayer la route de jeunes esprits pour qu’ils marchent sur les traces de notre émerveillement.
Ça n’aurait servi à rien. Nous ne sommes pas des guides de haute montagne.

Aujourd’hui, je lis également les messages de personnes expliquant à quel point ce livre les a marqués, bouleversés. Et j’ai tendance à me dire que notre rôle n’est pas de défendre une œuvre : il est de provoquer une rencontre entre un lecteur et un bouquin. En fournissant les appuis techniques et le contexte. En prenant garde à certains élèves, en fragilité devant des thèmes (oui, je suis un affreux woke). En multipliant les entrées dans l’œuvre. Il y a toutes les chances que ça ne fonctionne pas. Ou toutes les chances que, finalement, les élèves s’attachent au texte pour une raison que l’on avait été incapable d’envisager au début. Comme les quatrièmes de l’année dernière, pour qui Le Cid était avant tout une excuse pour rester dans le bâtiment sur l’heure de midi, pendant qu’ils répétaient la pièce. Cette horrible texte aux structures compliquées qu’ils ont fini par habiter, manipuler, qui leur a tant apporté.

« Donner envie de lire », c’est vaste comme le ciel. Réussir, non seulement à donner la culture qui permettra à de futurs lecteurs (lecteurs ? Espérons ?) de s’opposer à des textes sur lesquels ils ont fait leurs gammes, mais également à créer des rencontres qui changeront leur acuité, là est la grande question.

Oh et avoir le bac aussi. Notamment.

Et cette vaste constellation de voix, s’indignant ou se rappelant avec émotion le passage crasseux où Thérèse enfermait une colère, tristement banale et infinie, m’incite aujourd’hui plus à la sérénité qu’à la colère.

C’est pas mal, parfois, de vieillir.

Vendredi 5 janvier

Correction de copies, c’est presque la fin, il faut s’y remettre : pour la première fois, je fronce les sourcils, non parce que je repère une erreur dans le devoir de cette élève, mais parce que je ne suis pas d’accord avec son interprétation du texte. Je reprends le sujet du devoir. Et je souris, un grand sourire genre chat du comté de Cheshire.

J’ai loupé un truc. Une tournure de phrase ambiguë, une possibilité d’interprétation. Que l’explication, rédigée en grandes lettres chaotiques, me pointe, de façon claire et précise. Impossible de dire le contraire.

Ça n’est pas un truc de l’élève qui a dépassé le maître. C’est juste une lectrice, qui enrichit ma lecture.

Gratitude.

Mercredi 3 janvier

Correction de dossiers de lecture d’élèves de première. Dans l’ensemble, les travaux sont de très grande qualité. Et comme souvent, je m’interroge : cette année est la dernière durant laquelle ils seront obligés de lire, de vraiment lire de la littérature, d’autant plus que j’enseigne en immense majorité à des élèves ayant choisi des options scientifiques.
Et en lisant leurs commentaires sur leur lecture, leurs sensations, parfois (ils sont gentils, ils n’utilisent pas trop souvent le mot « ressenti » que je leur ai avoué ne pas aimer), je me demande s’ils cherchent à atteindre un nouveau sommet dans leur moyenne ou s’ils m’expliquent, vraiment leur cheminement à travers le texte. Un peu des deux, sûrement. Et c’est souvent tellement beau. De les lire découvrant le dessin de l’œuvre, ou de se fourvoyer dans certaines pages. De tout donner dans les tâches plus ludiques que je leur propose, ou au contraire, de produire des critiques impeccables.

Je corrige presque avec plaisir, en me demandant si j’assiste à la naissance de lecteurs, ou à leurs adieux au monde des livres.

Jeudi 16 novembre

La poésie reste un territoire étrange, inaccessible pour les première. Gardé par des sentinelles vigilantes et anciennes : les rimes, les strophes, le par cœur. Le lire en entier, le lire dans l’ordre. Le bac de français.

Tout ça fait qu’ils n’arrivent pas à entrer dans l’œuvre. Le sens des mots leur échappe. Le stress monte. Le texte se montre rétif et le bac, le bac, le bac de français.

Alors je choisis d’être doux.

Aujourd’hui, alors que le soleil frappe timidement aux carreaux de la salle 37, je leur lis ce passage de Pauvre Folle dans lequel Clotilde découvre la poésie de Rimbaud. Il ne leur faut pas longtemps pour se rendre compte que la poésie est poreuse, qu’elle a pervertit – le mot est d’eux – les mots de Chloé Delaume. « J’aime beaucoup le rythme des phrases, il est tellement reposant. »

Leur faire parcourir le livre sans but précis, juste trouver des textes qui parlent. Prendre le temps de lire à haute voix. Expliquer que ça n’est pas grave si certains poèmes passent à la trappe dans leur lecture.

Émanciper.

Ce mot revient beaucoup dans mes discours, cette année. D’habitude, je l’emploie peu. Il y a sans doute une raison.

Cette année, émanciper par la poésie.

Lectures de vacances – Vers la normativité queer

Je lis rarement des essais. Et je lis plus rarement encore des essais sur le queer. Pour énormément de raisons, je me suis penché très tardivement sur ce que je considère désormais comme une de mes communautés. Mais c’est une histoire pour une autre fois.

Peut-être est-ce pour cette raison que ce texte m’a enthousiasmé de prime abord : même si son auteur, Pierre Niedergang, avertit dans son introduction qu’il risque d’adopter une langue peu accessible, la majeure partie de son écrit m’a été intelligible et a servi, notamment dans son introduction, de cours accéléré sur l’état de la pensée queer sur ce sujet.

Mais c’est quoi, au fait, la normativité queer ? Pour faire simple, l’idée que cette communauté au sens large se défie des normes, qui ont énormément contribué à exclure les lesbiennes, les gays, les trans et nombres d’autres groupes à la sexualité marginale. Mais que pour continuer à construire et légitimer notre place dans la société, il devient important de construire de nouvelles normes, en interrogeant et critiquant celles qui nous gouvernent actuellement.

C’est à la fois la force et la faiblesse à mon sens de ce texte : il oscille entre philosophie, sociologie et politique “pure”, sans jamais choisir, ce qui affaiblit parfois le propos mais permet également de saisir les enjeux de cette question.

Car s’il s’agit d’un ouvrage exigeant, il ne devie jamais de son thème, et il est parfaitement possible d’en lire des fragments sans que la pensée ne se dilue. Une pensée qui ne sacrifie pas sa force et son sentiment d’urgence aux références universitaires. Être capable de recul critique face aux normes qui nous gouvernent, et prendre la responsabilité d’en construire d’autre en commun, sans complaisance : c’est à un travail d’intelligence et de long terme que Niedergang nous convie. Et il y résonne dans ses ligne le léger tic-tac d’une horloge pressée… Ou d’un engin explosif.

(Vers la normativité queer, par Pierre Niedergang, Éditions Blast)