
Madame Amélie Oudéa-Castéra,
Ça n’aura pas attendu : depuis hier, nombre d’enseignants – j’en fais partie – font part de leur mécontentement vis-à-vis de propos que vous avez tenus lors de l’une de vos premières interventions médiatiques en tant que Ministre de l’Éducation, de la Jeunesse, des Sports, des Jeux Olympiques et Paralympiques et des jantes en alu. À la vitesse à laquelle il a disparu, ça n’est plus un état de grâce, c’est un paquet de schokobons.
J’y suis allé de mes vannes moyennement drôles sur les réseaux sociaux et, maintenant que mon narcissisme a été apaisé, je prends le temps de réfléchir davantage à l’origine de cette colère, qui n’est pas retombée.
Mais que s’est-il passé ? À la question d’un journaliste, qui lui demandait pourquoi vous aviez scolarisé vos enfants à l’école Stanislas, un établissement privé religieux, vous avez évoqué votre fils aîné qui « a commencé comme sa maman à l’école » publique, puis votre frustration devant « des paquets d’heures qui n’étaient pas sérieusement remplacées. » Vous avez ensuite expliqué que depuis, vous voyez vos enfants « bien formés », « heureux », « épanouis », « en sécurité ».
Je suis un peu dégueulasse de vous en vouloir pour ça, il est vrai. Si j’avais des mômes (ils me remercieront plus tard de ne pas exister), je pense que je ne souhaiterais pas autre chose pour eux. Je doute que ce serait le cas dans l’établissement que vous évoquiez, mais ça n’est pas la seule raison. Ça n’est pas aussi simple.
Si seulement c’était si simple.
Vous avez reproché à la personne qui vous a posé la question d’aller sur le terrain du personnel. Le problème, quand on est ministre, et devant les médias, c’est qu’on ne peut pas vraiment se permettre d’être un individu qui ne représente que soi. Surtout quand on parle du sujet dont on a la charge. C’est peut-être, sans doute, injuste, mais c’est aussi ça, la fonction. Lorsque la Ministre de l’Éducation, de la Jeunesse, des Sports, des Jeux Olympiques et Paralympiques et des Pokémons type Combat évoque en parallèle deux institutions, la comparaison, forcément, s’installe. Deux écoles, le public et le privé. Dans le public, des heures d’absence non remplacées. Donc remplacées, supposera-t-on, dans le privé. Dans le privé, des enfants heureux, épanouis et en sécurité. Ce qui ne sera pas le cas, supposera-t-on par le parallélisme des structures, dans le public.
Être Ministre, c’est porter un discours, une narration. Dans votre cas, notamment, celle de l’École. Et pour l’une de vos premières prises de paroles, vous dénigrez les établissements publics, via un discours vu, revu, et qui draine le poncif éculé : le privé a davantage de valeur, de qualité. Parce que l’on paye. Ça n’est pas gratuit, ça a un prix. Quand bien même il existe des milliers d’établissements, des milliers de modalités dans les écoles, publiques comme privées. Quand bien même les opposer n’est sans doute pas un service à rendre, ni aux uns ni aux autres.
Depuis plusieurs années, les personnels qui sont sous votre responsabilité tentent d’assurer la qualité d’un service public souvent mis à rude épreuve. Parfois par des causes exogènes, le COVID notamment, souvent par des causes endogènes, à travers des réformes et des politiques qui nous ont été imposées contre l’avis du plus grand nombre, et souvent au détriment des élèves, ce qui a contraint votre Ministère à des reculades. Depuis plusieurs années, nous revêtons auprès d’une partie du public, l’image de fainéant·es, ce qui nous importe au fond bien peu, mais qui ne facilite pas notre tâche. Depuis plusieurs années, surtout, nous voyons des politiques éducatives qui semblent bien plus tournées vers l’extérieur que vers les élèves et nous-mêmes. Je ne pense pas qu’il aurait fallu grand-chose : quelques mots précis, sur l’orientation que vous souhaitez donner à plusieurs sujets brûlants : les examens, l’inclusion, l’orientation, les effectifs pléthoriques. Il ne nous aurait pas fallu grand-chose : l’impression que, malgré notre nombre, nous travaillons dans un but commun. Comme des collègues.
Au lieu de cela, nous voyons la réactualisation de discours et de polémiques, qui tournent en boucle. Ça n’est pas bien grave, cette sortie sur Stanislas. Nous trouverons, public, médias et politiques, d’autres sujets sur lesquels aiguiser les dents de nos colères stériles. C’est juste tellement dommage.
Je ne connais pas encore vos objectifs pour le Ministère de l’Éducation, de la Jeunesse, des Sports, des Jeux Olympiques et Paralympiques et de la saison 2 de Doctor Who. On me dira sûrement que bien sûr que si, que la partie est déjà jouée, qu’il ne faut se faire aucune illusion. Ou au contraire, que je dois arrêter de me comporter comme un gauchiste enragé (ça m’a beaucoup fait rigoler) et ne pas m’opposer systématiquement. Mais j’ai cet espoir totalement stupide, totalement illusoire, qu’un jour, un Ministre et son équipe – nous savons toutes et tous que vous n’êtes pas seule décisionnaire, seule force agissante, bien entendu – réussiront à prendre du recul. À considérer le problème dans sa globalité. À écouter les voix multiples qui s’élèvent. À avancer prudemment, sans idée préconçue. Quels que soient mes souhaits personnels pour l’Éducation. Juste commencer par ça.
Sortir des images, des poncifs, de ces fictions nocives qui, non seulement nuisent à l’École dans son ensemble, mais cachent depuis si longtemps toute sa complexité.
Et puis en attendant, je continuerai à écrire ce genre de lettres inutiles, à battre le pavé, à me renseigner, à discuter, à assister à des réunions. À préparer des cours, que j’espère les plus précis et les plus motivants possibles, à lire. À faire attentions aux élèves. Tous·tes les élèves.
Bref à être un prof.