Vendredi 6 septembre

Le minuscule visage de Lyvia est mangé par l’angoisse. Pas une partie qui ne soit épargnée, le sang tout entier concentré au front, les yeux qui coulent de grosses larmes d’enfant, la bouche qui tremble. Il s’agissait de lire un texte, même pas devant les autres, juste devant son professeur, pour les évaluations de début d’année.

« En plus ça va en français. » me confie-t-elle entre deux sanglots. Mais il n’empêche qu’elle a eu peur, très très peur. En ce vendredi de semaine de rentrée, le collège me rappelle qu’il est capable d’être le palais de toutes les terreurs, de la plus bénigne à la plus absolue. Et que les petits talismans que je brandis avec vanité en aménageant ma salle, en tentant de mettre les mômes en confiance, sont bien dérisoires.

On me dira que j’en fais trop. Sans doute, j’en fais trop. Mais comme se trouver dans un endroit laid huit heures par jour, devoir subir silencieusement des peurs irrationnelles dans un lieu censé nous apporter autonomie et émancipation risque de laisser des traces de bleus au psychisme. Quand bien même, le discours mille fois entendu de « tout le monde a vécu ça, on n’en meurt pas », me souffle comme d’habitude aux oreilles.

Je ne pourrai pas retirer son angoisse à Lyvia. Ce n’est d’ailleurs pas souhaitable. Nous ne vivons hélas pas dans un monde dans lequel il suffit de braquer une lampe de poche sur les démons pour qu’ils s’évanouissent en sifflant. Mais forger des armes, ça oui.

« Bon. On va s’entraîner, tout doucement, vous allez voir. Je vais réfléchir à des façons de vous aider. »

Elle hoche la tête, parce qu’en sixième, on hoche encore la tête quand son prof vous promet quelque chose. Et je décide donc d’examiner cette ombre qui sert la gorge de cette élève. De trouver le défaut dans la cuirasse. Parce que Lyvia a beau mesurer un mètre dix et chanceler sous le poids de son cartable, elle a elle aussi le droit d’être une guerrière.

Ou, sans imagerie gnan gnan, elle a juste le droit d’exorciser ce genre d’angoisse qui empoisonne.

Samedi 9 mars

J’ai peur. J’ai tellement peur. Depuis que j’ai commencé ce boulot. Tout les dimanches soir. C’est ridicule, mais c’est comme ça.

Chaque dimanche soir, je suis à deux doigts de ne pas y aller. De réactiver mon compte Linkedin, de rédiger un CV et une lettre de motivation. Pour quoi ? Peu importe, pourvu que ce ne soit pas dans ce domaine là. Je veux pas je veux pas je veux pas.

C’est irrationnel et sans doute d’une banalité sans nom. Mais chaque dimanche soir, je suis au bord des larmes. Tous mes doutes, toutes mes angoisses, bien disciplinés, bien rangés, se concentrent entre 18h et 23h. Ça ne dépasse pas. Le reste de la semaine, matinée ou soirée, ce boulot me porte. Ou, lorsque le temps est gros, je sais surfer dessus. Même une heure épouvantable où j’ai eu la sensation de me faire bolosser ne parvient plus à m’atteindre. La prochaine sera meilleure, je serai mieux préparé, j’arriverai à comprendre ce qui a déconné. Je me sens leste, heureux, je traverse ma vie professionnelle comme ces personnages, dans les génériques d’animes, qui passent de plan en plan, fluides, dessinés tout en lignes courbes.

Alors pourquoi ? Pourquoi cette paralysie totale du dimanche soir ? Est-ce que je suis resté un môme ? Est-ce que mon psychisme a décidé que solder toutes ses craintes d’un coup, c’est plus rationnel ? Est-ce que je suis un mec de son temps, en manque de vertige métaphysique, et que je me programme des trouilles histoire de sentir mon pouls décoller ? Aucune idée. Mais à chaque fois, même si je le sais, même si je m’y attends, être broyé par ce ver des sables vespéral.

Je peux réfléchir de façon rationnelle à tout ou presque. Mais cette peur est invincible.