Vendredi 13 septembre

Comme tous les ans lorsque j’ai des sixièmes, je fais passer le test Fluence, une évaluation de début d’année portant sur la lecture orale, pour laquelle je n’ai pas spécialement d’affection. Je profite de deux heures à suivre en demi-groupe avec les sixièmes Feunard. Ils sont adorables, et absolument ravis quand je leur explique qu’aujourd’hui, ils vont travailler en autonomie pendant que je les fais passer, un par un, devant le texte de cette année.

Tout se passe très bien, jusqu’au moment où Flavie doit passer.

Flavie aime s’opposer. Par principe. Flavie n’aime pas forcément le conflit, mais dire non. Je m’en rends peu compte parce qu’elle est suivie par un AESH à chacun de ses cours, qui parvient à créer une sorte de petite bulle avec les trois élèves qu’il encadre, petite bulle qui les protège lorsque sa devient trop difficile pour eux, mais qui, je m’en rends de plus en plus compte, me protège également.

Seulement, là, on est dans l’administratif. Pas d’aménagement ou de sentiment, il faut que Flavie lise ce foutu texte sur des éléphants qui émettent des infrasons. Et si je me mets à exiger, je sais que ce sera foutu.

Alors évidemment, je commence par présenter ça comme un jeu. Zéro risque, zéro pression, on fait juste ça pour s’amuser. Elle se déride un peu, mais à peine. Je lui propose de devenir mon assistante. Comme ça, elle verra à quoi ça ressemble. Elle tient le chronomètre, donne le top. Compte les mots lus par ses potes. Se referme quand je lui propose de passer.
En désespoir de cause, M., l’AESH, se prête lui aussi au jeu. Il se tient, très sérieux en face d’elle, et commence la lecture. Il butte sur un mot, ça fait rire Flavie. Le rire qui marque qu’elle va accepter. En effet elle lit. Plutôt correctement, d’ailleurs. Et repart en souriant un tout petit peu.

Il nous aura fallu presque vingt minutes, pour qu’elle accepte. Vingt minutes que je n’ai pu lui accorder que parce que la classe est très gentille, et en demi-groupe. Parce qu’avec M., on s’entend bien et qu’on a le même rapport aux mômes. Vingt minutes qui constituent un luxe total et absolu. Pour faire passer un bête test. Pour prendre un tout petit peu soin d’une élève.

C’est dingue, en fait.

Jeudi 12 septembre

Il y a des personnages qui ont un petit ange et un petit démon sur chaque épaule, moi, j’ai M. O’Neill et M. De Martino. Il s’agit de deux enseignants de la magistrale série Daria, qui caricaturent, encore aujourd’hui, parfaitement le corps professoral, O’Neill étant le pédagogue lunaire et naïf, De Martino l’amer et revenu de tout. Les deux ne sont pourtant, pas dénués de qualités et parfois – rarement – aident Daria, le personnage principal, à avancer sur la route caillouteuse de l’adolescence.

Et lorsqu’en traversant la cour de récréation, je repère un élève que je n’ai pas en classe en train de se servir de la tête d’un de ses camarades comme d’un tabouret, les deux se mettent à débattre :

O’Neill : « Oh non ! Il faut intervenir, mais sans s’aliéner l’agresseur, qui a probablement des raisons délicates et complexes pour agir ainsi ! »

De Martino : « Merci pour la leçon de morale cher Timothy, elle sera très utile dans quelques années, lorsque ce gamin se retrouvera devant la justice parce qu’on a été trop PUSILLANIME pour le sanctionner comme il le mérite ! »

Je grossis le trait, mais c’est peu ou prou ce qu’il se passe à chaque fois que je dois réagir rapidement. Mais cette engueulade intérieure me permet, parfois, de réussir une synthèse qui peut fonctionner. Il n’y aura pas de hurlement, donc. Mais pas non plus de gentillesse sirupeuse.

« Holà ! Cassez pas votre camarade, on en a encore besoin ! »

Le gamin se retourne, un peu interloqué de voir ce mec avec son T-shirt Sailor Moon le regarder en rigolant. Il se redresse, pas encore agressif. Ouf, cette fois-ci, c’est passé. Je me place entre sa victime et lui.

« Bon. On est d’accord que c’est de la violence, ça ?
– Ben oui mais…
– Suivez-moi pour m’expliquer, je dois aller prendre un café. »

Et pendant qu’il bafouille un truc plus ou moins crédible, je le conduis devant la vie scolaire.

« Va falloir qu’on en discute avec la CPE.
– Azy, j’ai rien fait, ça m’énerve ! »

Forcément la dénégation, la crise. Normal. Normal mais elle n’est pas arrivée au mauvais moment. Parce que cette fois-ci, les deux profs de dessin animé ont réussi à s’entendre correctement. Maintenant, on va pouvoir retourner dans le monde réel, il y aura entretien, discussion, sanction… La vie normale d’un collège.

D’O’Neill à De Martino, je ne cesse de me déplacer sur le spectre. Souvent trop d’un côté ou de l’autre. Je suis à la fois trop sévère et trop laxiste. Mais parfois, parfois, je parviens à faire collaborer ces deux-là, et leurs défauts additionnés créent des réactions correctes. Jusqu’à la prochaine fois.

Mercredi 11 septembre

« Vous êtes nouveau ici, hein ?
– Oui.
– Oh, mais, je vous l’ai déjà demandé. »

En effet. Ça fait trois fois que cette fille de cinquième que je n’ai pas en cours me pose la question, quand je la croise dans les couloirs. La question n’est pas anodine. Être nouveau, dans un établissement scolaire, ça n’est pas une position évidente, tant pour un élève que pour un membre de l’équipe enseignante. « Ils vont te tester », m’a dit J., au début de l’année. C’était évident. Tout établissement scolaire est un grand corps, et l’arrivée d’un organisme étranger déclenche toujours une inflammation. Cependant, dans mes souvenirs nébuleux de biologie, il existe des intrus capables de se faire passer pour des membres dudit organisme. C’est un peu l’impression que je me fais. Parce que des collèges comme celui de Renais, dans lequel j’enseigne cette année, j’en ai connu plusieurs. Et pour une fois, mes expériences passées sont transposables.

Ça tient à pas grand-chose.

Éviter de trop souvent hausser la voix ou de monter dans les tours face aux provocations de certains mômes. Montrer qu’on n’est pas dupe de leurs mensonges. Ne jamais menacer en vain, ne jamais omettre de faire quelque chose que l’on a promis. Ne pas avoir la punition trop facile, mais l’avoir implacable. Être capable de rire avec eux, sans jamais s’imposer dans leur univers. Une sorte de petit protocole, très précis, très délicat, que j’ai acquis notamment lors de ces six années passées à Grigny.

Je ne doute pas que le reste de l’année sera riche en difficultés. Mais lorsque je regarde ma persona de prof, le cuir déjà bien tanné, les cicatrices en montagnes, fleuves et rivières, je me dis que c’est possible. Que je pourrai traverser ce remplacement sans trop craindre pour mon psychisme et pouvoir m’occuper, m’occuper vraiment, des élèves.

C’est sans doute très prétentieux. Mais très réjouissant.

Mardi 10 septembre

Evilan a déjà trois mots dans son carnet et une retenue à venir, pour avoir séché un cours et avoir menti. Evilan fait des balayettes à ses camarades dans les couloirs, se moque des profs quand ils lui tournent le dos, Evilan hausse les épaules quand on tente de lui parler, Evilan se fout royalement de tout.
À en croire son passé scolaire, toutes les sanctions ont déjà été appliquées, dans une indifférence totale de sa part, à en croire ses parents, Evilan a déjà eu toutes les punitions possibles. Et il n’est qu’en sixième. Depuis à peine une semaine.

À ce stade, la vie d’Evilan n’est qu’une longue suite de rétorsions.

Bien entendu, ce genre de CV pousse les profs prétentieux et un peu naïfs, comme moi, à revêtir leurs plus beaux atours de chevaliers, pour tenter de le sauver. Le petit bonhomme est bloqué dans cette spirale de sanctions, il a besoin d’en être sauvé, extrait, pour faire briller la lumière intérieur qu’il renferme.

Sauf que chaque tentative se solde par un pied-de-nez métaphorique de sa part. Evilan rigole de toute tentative de lui tendre la main, de lui donner des responsabilité, de le considérer autrement que comme un môme ultra-pénible.

À peine une semaine, et Evilan pose déjà la question pénible, redoutable : que fait-on de ceux qui refusent de se repentir ? Ceux à propos on s’entend régulièrement dire : « Oui, ben s’il ne veut pas être là, il dégage. » Ceux dont on aimerait qu’ils ne soient pas là, ceux dont on veut se dé-ba-ra-sser.

La nullité de cette solution apparaît immédiatement : il n’existe pas de gouffre tout noir, d’oubli bien pratique, où l’on peut flanquer ceux et celles qui refusent de rentrer dans le rang. La solution face à un môme insupportable, on l’aimerait rapide, expéditive, exemplaire. Alors qu’elle sera, compliquée, brouillonne, complexe. Comme la réalité. L’immaturité et la méchanceté d’Evilan nous mettent, nous adultes, à notre envie d’être immatures et méchants. On aimerait qu’il en bave, aussi, il le mérite après tout.

Sauf que non.

Sauf qu’on doit espérer trouver une place pour chaque Evilan. Comme on en trouve pour tous ceux qui, oui, jouent le jeu, tentent de faire au mieux, paisiblement. Nous n’avons pas le luxe, quand nous travaillons avec des mômes, de trier. Parfois on voudrait. Ce serait paisible et épouvantable.

Comme tous les ans, on va chercher. Et tenter, de toutes nos, forces, de fabriquer une issue heureuse.

Lundi 9 septembre

En fait, j’aimerais que les choses aillent trop vite. J’ai déjà envie de pouvoir plaisanter avec eux. J’ai envie qu’on puisse se faire confiance, qu’on sache que nous engueuler ne servira à rien. J’ai envie de déjà être capable de lire les signes qui me disent si elle est prête à participer, qu’il est fatigué, j’ai envie, que déjà, ils connaissent les codes.

Je sais que nombres de collègues sont capables de faire du début de l’année un chouette moment. Pas moi. Je démarre lentement. J’ai toujours besoin que les premières semaines, les premiers mois, soient carrés, rigoureux, un peu chiants, oui. J’ai besoin de cette sécurité pour avoir le temps de les connaître, non seulement de retenir leurs noms et leurs visages, mais aussi pour comprendre ce qui les fait réagir. « Ce qui leur fait faire tic-tac », comme disent les anglais.

Être patient. Comme un jeu vidéo, qui vous fait passer par d’obligatoires mais ennuyeuses phases de tutoriel, avant de vous ouvrir toutes ses fonctionnalités. Mais les griller, c’est aussi un risque de se retrouver coincé, parce qu’on n’aura jamais appris à faire le double saut ou a manipuler le grappin plus tard dans l’aventure. Avec les cinquièmes, c’est pareil.

J’aimerais le leur dire, évidemment : « Vous allez voir, ça va être trop bien ! » Je ne le leur dirai évidemment pas. Un pas après l’autre. Ils ne me feront pas confiance si je ne suis pas capable de me l’accorder. Donc respirons. Et prenons le temps de nous apprivoiser mutuellement, ce qui nous attend, possiblement, c’est une année belle, douce et enrichissante.

Sûrement… Peut-être.

Samedi 7 septembre

L’un des aspects les plus déplaisants de ma personnalité – qui en comporte beaucoup – est ma propension à foutre des scories partout dans mon langage « tu sais… en fait ce que je veux dire… le truc c’est que… ». Et puis dire de la merde. Raconter des anecdotes débiles. J’use beaucoup trop le langage.

Sauf avec les élèves. Et surtout en début d’année.

Depuis quelques rentrée, je me rends compte à quel point ma façon de parler influe sur l’atmosphère qui règne dans la classe. Ça n’est pas juste le fait d’employer tel ou tel lexique, ou le ton. Non. Le choix des mots est infiniment important. Je tente de m’astreindre à parler clairement. Précisément. Une phrase, une information. Pas uniquement pour capter leur attention, qui nécessite d’être musclée tout au long du collège, mais aussi pour leur prouver – leur faire croire – que ma parole a du poids.
Dire uniquement ce qui importe. Éviter de multiplier les anecdotes, ou alors dans un contexte très précis. Dire ce que je fais et faire ce que je dis.

C’est assez terrifiant, en fait, et ça met une pression folle, les premières semaines. Mais comme le fait de vouvoyer les élèves m’a énormément apporté, cette précision à laquelle je m’astreins finit par porter ses fruits. Je ne suis crédible ni par mon attitude, ni par ma voix, ni par mes cours, je pense.

Alors il me reste la parole. Montrer aux élèves que les mots que je leur adresse sont précieux. Qu’ils importent. Et puis, au-delà de la construction d’une autorité quelconque, il y a une certitude, très prétentieuse. Celle que dans ce monde dans lequel le langage est abîmé et dévoyé, leur montrer qu’il peut encore être beau, et important, ça peut permettre de réparer.

Jeudi 5 septembre

La différenciation pédagogique.

Comme tellement de concepts au départ vertueux, le langage et les volontés politique ont eu tendance à transformer ces trois mots en un catéchisme exaspérant et vidé de sens. Pourtant, sa nécessité s’en fait sentir. Cette année plus que toutes les autres.
Parce que ça y est, j’ai rencontré toutes mes classes. Et l’écart est vertigineux.

Comme en cinquième Astronelle, dans laquelle certains mômes terminent le boulot que j’avais prévu en un quart du temps imparti, tandis que je découvre des élèves non lecteurs. Handicaps physiques, psychologiques, blocages mentaux, arrivés sur le sol français depuis quelques mois à peine. Avec, luxe inouï, quelques heures de présence d’un AESH, mais rien de plus. Comme toujours, l’inclusion, mais avec à peine plus de moyens que le système D.

Je n’ai pas encore pris la mesure de la classe, après moins d’une semaine, mon cours n’est pas adapté comme il faut. Mais hors de question de perdre les mômes, en cette deuxième heure. Il va falloir trouver quelque chose.

Fermer les poules.

C’est au début de l’extrait du texte que j’ai choisi pour illustrer que la famille, quand même, ça craint, des fois. Madame Lepic exige que ses enfants aillent « fermer les poules ».

Et ça laisse tout le monde perplexe. Ceux qui ne savent pas lire comme ceux à qui l’expression, clairement identifiée comme telle, échappe. « Évidemment, l’idée n’est pas que les poules ont une petite porte dont on sort les œufs le matin. » Gamins de la ville et encore bon public, ils se marrent un petit peu. Et on dépiaute l’expression. Ce qu’elle explique, ce qu’elle implique. Dans une poignée de mots, inattendus, tout le monde y trouve son compte. Je respire, un peu apaisé. J’ai réussi à ne pas en laisser sur le bord de la route. Pas maintenant, pas dès le début.

Et les ayant tous vus, ayant enfin pris la mesure de ce qui attend, je vais pouvoir réfléchir, adapter. « Individualiser. » Avec les trois bouts de ficelles dont je dispose, tenter de marcher avec tout le monde, sans voir quiconque sombrer dans les ténèbres.

Mercredi 4 septembre

Quand j’étais un petit prof, j’étais très terrifié par I. C’était une collègue de français qui faisait TOUTES ses photocopies le premier jour de l’année (en piquant les anciens codes pas encore désactivés des collègues ayant obtenu leurs mutations), et cours la lumière toujours éteinte. Le tout dans un silence monacal.
Autant dire que, même si elle m’a beaucoup appris, je n’ai pas spécialement adopté son rapport aux élèves (euphémisme de l’année).

Elle a, par contre, eu une phrase qui m’a énormément marqué : « je ne fais pas cours, les deux premiers mois de sixième, je leur apprends à travailler. »

Il y avait bien entendu de l’exagération dans la durée. Mais pas tant que ça. Les sixièmes ont besoin d’apprendre à maîtriser ce gros machin qu’est le collège. Ses couloirs, ses règles, et surtout le changement permanent, d’un cours, d’un prof à l’autre. Ça c’est une évidence.

Des années plus tard, j’ai réussi à marier le principe d’I. avec celui d’un collègue qui n’aurait pas pu être davantage son opposé, Monsieur Vivi, l’un des enseignants le plus dans l’empathie que j’ai connu. Et au moins aussi respecté de ses mômes. Parce qu’il tenait à donner à chacun d’eux sa juste place. Qu’il n’en laissait aucun au bord du chemin, aucun à laisser passer les minutes dans son coin.

Pour Monsieur Samovar, il est là, l’enjeu de ces deux mois. Deux mois pour transformer ces groupes hétéroclites et un peu terrifiés en classes, qui vont non seulement pouvoir apprendre ensemble, mais faire corps.
Je les vois déjà, celles et ceux qui sont battus. Qui dès les premiers mots, ont eu la tête et les épaules qui se sont affaissées, qui, déjà, regardent les aiguilles tourner. Le renoncement. Deux mois pour combattre cette hydre-là, pour leur faire comprendre que leur place ici à un sens. Que ces murs ne sont pas subis, quand bien même il serait facile de le croire.

Je suis également concerné. Muté ici sans avoir le choix, participant à un système dont je vois à quel point ses rouages peuvent broyer. Mais il y a eu I., il y a eu Monsieur Vivi, et tellement d’autres, qui m’ont appris qu’il faut, surtout en début d’année, soumettre la machine, pour que les élèves apprennent, chacun et chacune, à l’habiter.

Mardi 3 septembre

Rentrée des niveaux auxquels je ne fais pas cours. Je passe donc la journée à bucher, imprimer, photocopier, plastifier. Tentative, comme tous les ans, de créer des règles d’organisation et de cohérence.

Pas pour les mômes. Pour moi.

Je vais être très prétentieux : je pense donner l’impression d’un prof carré dans sa façon de mener ses cours. J’en ai eu des témoignages de la part d’anciens élèves. Alors que la partie de mon cerveau qui s’occupe de ma vie professionnelle ferait du bureau de Gaston Lagaffe un appartement-témoin Ikea. Et c’est quelque part assez épuisant. Sans cesse ça se modifie, ça évolue, ça bouillonne, jusqu’au moment où, pris par le temps, il n’est plus possible de réfléchir et je me retrouve à mettre en documents de travail et en diaporama quelque chose que je trouverai forcément mal abouti, incomplet, parcellaire. Le mieux est certes l’ennemi du bien. Mais il y a quelque chose de vertigineux – même si ça, aussi, c’est prétentieux – à enseigner des éléments qui, pour certains, resteront à l’esprit des élèves pour une bonne partie de leur vie. Le nombre d’adulte qui se servent, pour calculer, conjuguer ou se repérer d’astuces données à l’école primaire ou au collège est immense.

Bref, mes pensées tournent comme des écureuils en cage. Alors que je n’aspire à rien d’autre que de faire de mes cours un moment de sérénité. Comme si je devais acheter ce calme au prix d’une angoisse permanente. En cinquième – au collège, donc – j’avais adoré frisonner en lisant Le Mystère du lac, de Robert Mac Cammon. Mais au-delà des mystères de la ville de Zephyr, une phrase m’avait marqué. Celle dans laquelle le narrateur explique que l’angoisse de sa mère est une aiguille avec laquelle elle coud une réalité toujours mouvante.

Je ne pense pas agir autrement en tant qu’enseignant.

Lundi 2 septembre

La rentrée des sixièmes, c’est un truc barbare.

Du jour au lendemain, des mominous sortent de deux mois de vacances et de liberté de mouvements relative pour se retrouver, une journée durant, vissés sur une chaise, tandis qu’on leur assène tout un tas de renseignements administratifs et organisationnels, qui feraient pour certains bailler d’ennui des conseils d’administration d’entreprises cotés en Bourse.

Mais la rentrée des sixièmes, c’est un truc qui m’a à tous les coups.

Je les ai observés dans la cour. Celles qui arrivent avec de grandes exclamations en se reconnaissant de leurs écoles primaires. Ceux qui ont le visage fermé et regardent leurs chaussures. Ceux qui ne quittent pas la zone de protection que semblent constituer leurs parents. Celles qui nous observent avec bien peu de discrétion.
Et lorsque nous montons dans nos salles, après l’interminable appel par les chefs d’établissement, les choses se mettent en place. Ce groupe de vingt-deux, puis vingt-trois, du fait d’une arrivée surprise, est déjà en train de devenir une classe : la sixième Evoli. Déjà, des jeux de regards, de places réservées ou soigneusement évitées. Déjà des sourires entendus ou des exclamations sincères. Avec mon binôme prof principal (privilège de la REP), nous tentons de dérouler sans trop les assommer, le grand parchemin des étapes de l’année.

Et je ne l’avouerai jamais mais je fonds, m’inquiète et m’exalte : en les voyant faire des « ooooh » quand on leur parle du voyage d’intégration en bord de mer, quand ils tirent la langue pour colorier leur blason de début d’année, ou quand ils demandent, d’une voix un peu tremblante, ce qui se passera si on arrive en retard « sans faire exprès parce qu’on s’est perdu parce qu’il est très grand le collège. »
Bien entendu, ils ne sont pas tous comme ça, ils ne sont pas tous ça. Il y a les élèves que l’on sent déjà perdus, ou blasés. Ceux qui portent dans la main qui fait virevolter un stylo une sacrée rancœur par rapport à l’école. Déjà.
Mais si, pour paraphraser la princesse Irulan, un début est un moment infiniment délicat, il est également celui où il est permit de rêver intensément, et de se dire que ces gamins vont briller intensément, qu’ils vont être beaux et admirables. Regarder cet éclat en face, longuement. Afin que l’image rémanente qui nous squattera ensuite la rétine permette de tenir, lors des moments où ce sera plus difficile.

Vivement que je les découvre.