Samedi 31 août

Je m’étais promis que je ne consommerais pas cette année, et que je ne dépenserais pas un centime de mes deniers personnels dans mon boulot – ce que font nombre de collègues sensés – mais me voilà, ramenant dans mon cabas une horloge, une pelle et une balayette, des post-it et une poignée d’autres machins pédagogiques et décoratifs.

Pour mes élèves fantômes.

Je veux dire, ils existent. Je m’entraîne à psalmodier leurs noms sur Pronote, pour le premier appel de lundi, histoire de ne pas me planter (je me planterai), et pour les cinquièmes, je dispose même de leurs photos. Mais je ne les ai pas encore rencontrés. Pas encore vu bouger, pas encore entendu. Par encore repéré celle qui va se mettre immédiatement au fond de la salle, celui qui aura tout de suite une question. Les 5e Astronelle, les 6e Évoli et Feunard ne sont encore que des idées dans ma tête. J’aimerais leur dire que je vais tout faire pour que les choses se passent bien. Que j’aimerais tellement, tellement, qu’ils comprennent pourquoi ils arrivent, à chaque heure. J’aimerais leur dire que tout est intéressant, mais que cet intérêt, il naît de l’intersection de nos bonnes volontés communes. J’aimerais leur dire que j’ai hâte de les rencontrer, de les croire en eux.

C’est encore facile à exprimer, quand ils ne sont que des fantômes.

Mais je ne le dirai pas comme ça, lundi. Je tenterai de le faire passer lentement, tranquillement, tout au long de l’année.

On n’attend plus qu’eux.

Vendredi 30 août

Deuxième jour de pré-rentrée, les réunions s’accumulent. Donc, forcément, on va finir par en sécher.

Me concernant, c’est pour aménager ma salle. C’est peut-être un détail pour vous (vous avez désormais la chanson dans la tête, ne me remerciez pas, c’est gratuit), mais c’est capital. Je l’ai dit hier, elle est pour l’instant vide et peinte de ces couleurs effroyable qui semblaient faire fureur dans le bâtiment il y a une quarantaine d’années, un mélange de gris béton et de jaune terne.

Ce sera le lieu d’aventures de la soixantaine d’élèves que j’aurai en charge jusqu’au mois d’avril. Alors il faut que ce grand bateau ressemble à quelque chose. Je me retrouve donc à parcourir les immenses couloirs, dans lesquels d’autres collègues s’activent. On trie, on jette, on échange. On rigole pas mal, aussi. Je parviens à négocier une armoire avec une collègue, qu’on traine péniblement d’un étage.
En ouvrir grand les portes, qui resteront comme ça autant que possible.

La remplir de manuels, transformer une partie en mini-bibliothèque, adaptée au niveau de lecture de chacun. Et afficher, comme tous les ans, une petite reproduction d’un dessin de De capes et de crocs. C’est un début. Mais un début important. Je n’ai absolument pas lu la littérature qui existe très probablement sur le sujet, mais j’ai la forte impression que passer le plus clair de sa journée dans des lieux moches, quand on est jeune, ça fait des trucs pas cools au psychisme. Alors bien entendu, je ne suis pas Michel-Ange ou Valérie Damidot. Mais quand même. Quand même j’aimerais que lorsque l’on rentre dans la salle de Monsieur Samovar, il y ait quelque chose de chaleureux, des couvertures de livre qui attirent l’œil, des affichages qui rassurent la pensée. Bref, je voudrai savoir faire comme les profs des écoles. J’aimerais que ce ne soit pas l’angoisse d’entrer, j’aimerais que ces quatre murs, par leur simple présence, contribuent à les éduquer. Même si ça n’est que pour un an.

C’est juste un étai fragile. Mais à quelques dizaines d’heures de découvrir ces élèves, de se prendre en pleine face leurs intelligences, leurs envies, leurs dégoûts, leur brutalité et leur joie, toute préparation est importante.
Il ne manque plus qu’eux.

Jeudi 29 août

Aujourd’hui, j’ai mis mon T-shirt Sailor Moon, le jaune et rose. Ma veste noire, celle sur laquelle il y a deux pin’s, celui d’un chat licorne et le symbole de la Troisième Maison, dans le monde de la Tombe scellée. Plein de petits talismans que j’ai arboré en cette première journée de pré-rentrée.

Parce que je n’existais pas encore.

Depuis que je suis redevenu TZR – remplaçant – c’est la même chose à chaque début d’année scolaire : j’arrive devant un bâtiment. Immense, minuscule, perdu dans la campagne ou écrasé par des pylônes de béton, peu importe. Et à deux pas de la grille, je me rends compte que je suis un ectoplasme. Ce que j’ai construis, lors des années précédentes, je l’ai laissé derrière moi. De petits morceaux de Monsieur Samovar jonchent les routes de Bretagne. Monsieur Samovar a donné cours, ri avec ses collègues et ses élèves, a perdu patience, a fait des voyages et des bilans de l’année. À préparé des mômes à des examens ou mené plus ou moins bien des projets. Mais devant une porte inconnue, tout ça n’a pas grande importance. Il va falloir tout inventé, et c’est un peu effrayant.

Alors je prends tout ce que je peux.

« Oh, tu es là ? Tu te souviens de moi ? »

À ma grande honte non, je ne me souviens pas de cette collègue qui vient elle aussi d’arriver dans le grand hall de verre et de plastique. Pourtant, M. est l’amie de deux autres personnes chères à mon cœur. Pourtant, je l’ai déjà rencontrée dans un collège. Certes, elle y faisait peu d’heures et on portait encore des masques. Mais tout de même. Je rougis de honte et de soulagement. Quelqu’un que j’ai oublié.
Je prends un tout petit peu de substance.

Le collège de Renaïs est immense. Le plus grand de tout le département, si j’en crois les conversations des professeurs plus anciens qui arrivent, un peu plus tard, un peu plus sereins. Il est très moche aussi. Il est difficile de prendre soin de ce grand corps, déjà usé par des dizaines de milliers d’élèves qui l’ont investi au cours des années. Je découvre ma salle. J’ai donc une salle, dont je n’aurai pas à changer cette année. Elle est peinte de couleur qui concourent violemment pour Miss Déprime 1974, mais elle est vaste et je pourrai l’aménager aisément.
Je prends un tout petit peu de substance.

Plénière, comme tous les ans. Le même genre de consignes, de tableaux et d’adjectifs qui défilent en ordre rangé.
Tiens, c’est nouveau.
Cette année, ça ne m’exaspère pas. Les chiffres rebondissent et glissent le long de mes tempes, pendant que je regarde les collègues. Ceux qui prennent des notes, celles qui étouffent un bâillement, celles qui posent les questions qu’il faut, ceux qui se marrent. C’est avec ces gens-là que je vais traverser l’année. L’équipage.

Et donc, leur parler.

C’est marrant, le Monsieur Samovar de 2024 n’est ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Un peu moins frénétique dans sa façon de parler. La fatigue des années, peut-être ? Mais c’est quand même en gardant à l’esprit la façon dont T., mon meilleur ami, avait à cœur de faire le plus humblement du monde, le bien autour de lui que je vais discuter avec ce collègue dont la rentrée ne semble pas se passer très bien.
Je prends un tout petit peu de substance.

Et le jour, banal et un peu grisâtre, comme tous les jours d’école sans élèves s’écoule, en petites actions triviales : trouver une armoire pour sa salle de classe, préparer le voyage des sixièmes, taper le compte-rendu de la réunion. Mais petit à petit, je vois les os et les tendons se concrétiser, la peau les recouvrir. Petit à petit, même encore de façon ténue, je sens se former ma persona, le masque qui sera à la fois mon visage et mes ténèbres, et que je porterai dans cette aventure totalement foutraque et improbable : une année scolaire.

À nouveau, en scène.

Lundi 10 juin

Il paraît que je ressemble à son frère. C’est sans doute l’un des seuls trucs qui nous rapproche, avec K. Ça et le fait que nous sommes collègues. Pour le reste, nous n’avons rien en commun. Que ce soit au niveau de la manière d’enseigner, des valeurs, de nos vies quotidiennes, dont nous percevons des bouts en salle des personnels.
K. est le genre de personne que, je pense, j’aurais évité si j’avais le choix. Trop de trucs qui nous séparent. Trop de trucs que j’estime futiles chez elle. Trop de trucs qui, chez moi, sont tellement plus élevés, tellement plus humanistes, tellement plus…

Pourtant, elle a insisté. Elle ne m’a jamais lâché. Sans s’accrocher. Mais elle est parmi les premières à m’avoir passé des cours. À m’avoir demandé comment ça se passait. Et j’ai continué l’année, à la regarder en fronçant toujours un peu le nez. C’est humiliant, un peu. Humiliant de se retrouver à se comporter comme le pire des connards, à être à rebours de ses valeurs, sans comprendre pourquoi.

Et je pense qu’elle le comprend parfaitement. Ça ne fait rien. Elle continue à être là. À venir me parler, de trucs qui ne m’intéressent absolument pas et d’autres, passionnants. Faut se rendre à l’évidence : dans notre relation, c’est moi le connard.
Ce qui reste à sauver ? L’émerveillement, devant le spectacle d’une gentillesse totalement altruiste. La gratitude que cette personne existe.

Samedi 8 juin

Soirée passée chez A. Nous nous sommes rencontrés il y a maintenant trois ans, au gré de la valse que nous dansons depuis un moment, celle des enseignants remplaçants. « Cette année, je ne me suis pas fait de vrais amis », rigole-t-elle, malicieuse.
On se raconte nos aventures, nos élèves. Comme à chaque fois. Séparés par les aléas du remplacement, mais jamais disparus du radar l’un de l’autre. Encore une fois, je trouve les règles du jeu de l’Éducation Nationale profondément usantes, et parfois même violentes, pour ses agents. Mais A. fait partie de ces personnes qui m’aident à y trouver du sens. Parcourir ces petits mondes que sont les établissements scolaires, et y trouver du sens : des élèves que l’on parviendra à intéresser, des collègues avec qui on partira à l’aventure, des façons de travailler différentes. Chercher le sens, partout où il peut se trouver.
Et pouvoir, en un soir de presque été, parler de qui nous sommes, qui nous devenons, avec ces aventuriers des routes scolaires.

Je me raconte des histoires, bien entendu. Mais, comme on le dit dans une série télé qui brille parfois très fort « les histoires, ce sont les souvenirs que tout le monde a oublié ». Alors, pour être certain que ces souvenirs triviaux, du quotidien, ne seront pas vains, je prends les devant. Et sur cette terrasse, dans la lumière déclinante, j’écoute les histoires d’A. Et lui raconte les miennes.

Vendredi 7 juin

Pour le première fois depuis septembre, je vais passer un weekend durant lequel je ne me demanderai pas si les cours de lundi tiendront la route, durant lequel les copies non corrigées ne formeront pas un Everest qui contemplera d’un œil méprisant la motte des copies corrigées.

Pour ces dernières semaines, mon boulot mute, c’est étrange. Réunions, corrections, oraux. Là où, au collège, il faut réussir à tenir jusqu’au bout, à préserver avec les élèves le petit espace que l’on a crée toute l’année malgré la fatigue et la perspective de congés, ici c’est presque comme commencer une partie avec de nouvelles règles. J’ignore lequel des deux sera le plus complexe. Mais je suis heureux de me livrer à cet exercice.

Et puis il y a les élèves. Qui disparaissent, classe après classe, à toute vitesse. Pas d’immenses adieux plein d’émotion. Une carte, très belle, pleine de mots adorables pour l’une d’elles, et c’est tout. C’est parfait ainsi. Je continue à apprendre. J’apprends à être prof de lycée en fin d’année. Ça me fait du bien. Pas – seulement – parce que c’est bientôt fini, mais parce que c’est nouveau.

Mercredi 5 juin

C’est comme une sorte de liste mentale. Je me la suis faite quand j’ai commencé dans le métier, sans vraiment m’en rendre compte. Mais je sais quand je coche l’une des entrées. La première fois que j’ai fait cours, la première fois que je me suis pris le bec avec un élève, la première fois qu’ils ont joué une pièce de théâtre, la première fois où je suis sorti pleinement satisfait d’une heure, la première fois où j’ai pleuré…

Ça fait dix-sept ans.

Et ce soir-là, pour la première fois. Il est 17h20, et nous discutons avec Lysandre. Les bus sont tous partis – lui habite à côté – et nous continuons à parler d’Hélène Dorion, dont il a adoré le recueil. Comme à son habitude, son enthousiasme reste en sourdine. Mais ses questions, non. Il me pousse dans mes retranchements quant à mon savoir et mes interprétations. Me demande les raisons de mon choix. Me laisse le temps de développer ma pensée, de me rendre dans des contrées où, d’habitude, je crains de perdre mes élèves.

Un instant je me décentre et me regarde, un peu ironique, un peu en plongée, en train de pavoiser, en faisant des grands gestes, devant un élève qui en demande toujours davantage. Je suis un peu ridicule, il faut bien le dire. Mais j’ai aussi l’air heureux.

Allez, pour une fois.

Mardi 4 juin

« C’est un honneur et un privilège. »

C’est con, ça me trotte dans la tête à chaque fois que je me retrouve en cours avec les premières de l’amour céleste, en ce moment. Cette phrase et un immense compte à rebours rouge. Plus que trois heures. Plus que deux.

Cette semaine, nous sommes en atelier révisions. Bachottage, plutôt. Chacun des élèves travail sur un point précis. Les questions fusent, je me déplace de table en table. Et je suis surpris du ton qu’ils prennent en m’interrogeant. Oui, bien sûr, ils sont nerveux. Mais pas de cette nervosité qu’on énormément d’élèves devant des examens : celle de quelqu’un qui va faire face à des forces cosmiques insondables. Non, les premières de l’amour céleste ont parfaitement compris que le bac est un ensemble de règles, pour certaines très logiques pour d’autres, comment dire, un poil moins. Et ils cherchent à rationaliser le plus leur approche. Pas de « j’y arriverai jamais » mais plutôt des « je suis toujours mauvais là-dedans. » Pas de « J’espère trop que ce sera ça » mais des « J’ai regardé les sujets des centres étrangers, je les trouve très généraux dans leur formulation. »

Pas d’affect ou de volonté de se mettre en avant. Il n’est plus temps. Ils n’ont jamais ou presque été comme ça. Je m’en rends compte avec un léger vertige, je travaille avec des adultes. Non, je connais nombre d’adultes, moi le premier, qui ne sont pas comme ça. Je travaille avec des gens bien. Juste ça. Encore une fois, j’ignore ce qu’il s’est passé dans ce groupe de personnes pour en arriver à ce miracle. Ce groupe de personnes avec qui l’heure passe en éclair.

Plus qu’une.

Lundi 3 juin

C’est le dernier « vrai » cours avec cette classe de première. Ensuite, ce sera atelier de révisions, et les échéances de fin d’année. Je n’ai rien eu le temps de faire avec eux, qui sorte du programme. « J’ai l’impression qu’on n’a fait que des lectures linéaires, tooooooute l’année », soupire Kara en passant sa main dans l’herbe.

Parce que je leur ai offert ça. Juste ça. Pour cette dernière lecture linéaire, justement, on fait cours sur la grande place herbeuse qui se déploie habituellement sous nos fenêtres. Je déploie les mots, pour une dernière fois. « Ne regardez pas trop les notes que je vous ai données, essayez juste de lire au rythme de mes explications. »

C’est une étrange expérience, sous ce soleil de presque été. Je recours à quelques-unes des intonations apprises quand je racontais des histoires. Faire de cet exercice épouvantablement complexe et aride, pour une dernière fois, l’histoire d’un type qui se baladait le long d’une route de mots, jusqu’à l’épiphanie de son existence.
Je regarde les visages qui se concentrent où, juste, s’abandonnent à la petite musique de ma voix. Les doigts qui jouent avec un brin d’herbe, les regards qui errent sur la ligne des arbres, derrière.

Je ne peux pas leur offrir grand-chose en plus de mon cours, à ces lycéens, en cette fin d’année.

Enfin si. Un peu, juste un petit peu, de douceur.

Samedi 1er juin

Je suis arrivé en retard au conseil de classe des premières. Embouteillages de fin de semaine, entre le lycée d’Agnus et celui de Keves. Ça n’est pas un conseil si important que ça : tout ce que j’avais à dire sur mes élèves, je l’ai déjà dit.

Sauf concernant Léo.

Léo est l’un des seuls élèves avec lesquels je me sois pris le bec – toutes proportions gardées – durant l’année. L’un des très nombreux qui n’a jamais eu vraiment besoin de bosser jusque là. Parce qu’il est malin, comprend vite, et sait ce que l’on attend de lui. Le souci est qu’en français, en première, il devient difficile de faire semblant. Ça n’est pas impossible. Mais compliqué.

Et clairement, ses résultats ont pris un coup, ainsi que son orgueil. Et je n’ai pas réussi à lui faire comprendre ce qui lui arrivait. En tout cas, pas d’une manière qu’il a entendu. J’ai cru qu’il avait besoin d’un peu de sarcasme : parce qu’il avait ce sourire en coin, cet air de ne pas y toucher.

Alors que tout ce dont il avait besoin, c’était de gentillesse. Le truc que, d’habitude, je teste en premier. Il m’aura fallu près de deux trimestres pour le tenter avec lui. Pour m’asseoir à ses côtés, lui parler sans la moindre trace d’ironie, m’inquiéter avec lui, comme lui, de ses blocages.

Et quand j’ai enfin arrêté d’être aveugle à ses besoins, il est reparti. Il m’a expliqué, il y a peu, qu’il avait été très blessé par un adjectif, dans son bulletin : désinvolte. « Je fais des efforts, j’en fais ! »

Il en fait. En français du moins. Visiblement, pas dans les autres matières. C’est pour ça que j’aurais voulu être là pour lui. Pour pouvoir, en fin d’année, poser un geste grand et grotesque et être le mec qui défend cet élève désinvolte.

Trop tard. Décidément, avec Léo, j’aurai toujours agi à contretemps.