Jeudi 30 mai

Conseils de classes, au lycée Agnus. Passages en première générale et pro. Aucun redoublement, on ne doit pas beaucoup redoubler à Agnus. La longueur de mes cours va en se raccourcissant. Et lorsque la sonnerie retentit, les mômes terminent leurs conversation et les profs leurs cafés.

Le soleil passe dans les classes qui se changent immédiatement en étuves. On ouvre les fenêtres les poignées nous restent dans les mains.

Les classes écoutent moins. Nous font davantage de confidences.

C’est comme au ralenti, mais la ligne d’horizon, déjà, se floute en milliers de flocons. Ils sont de la matière dont est faite les souvenirs. Je les porterai le long de mes doigts de mes paupières, tout au long des jours à venir. Tandis que je ne porterai que des derniers : dernière heure de cours un lundi, dernière visite au CDI, dernière étude de texte. Tant d’épilogues à venir.

C’est grotesque, c’est ridicule. C’est juste un TZR qui finit son année, pas de quoi basculer dans le lyrisme pour si peu.

Si vous saviez.

Pour moi, c’est toujours un monde qui, dans un doux soupir, disparaît dans ma mémoire.

« On dit que les souvenirs deviennent des histoires quand il n’y a plus personne pour s’en rappeler. »

Lundi 27 mai

NB : Je vais bien. Comme à chaque billet, j’écris pour mettre des mots, pour prendre du recul. Quand les choses sont trop dures, je ne peux pas les coucher dans ce journal.

« C’est pas grave, hein, monsieur. »

Je lève les yeux. L’employé du Carrefour Market a l’air à peine plus âgé que mes élèves. Il me regarde de l’air tellement touchant des personnes qui veulent vraiment bien faire mais ne savent pas comment. Je grimace un sourire à travers mes pleurs, et désigne les poires que je viens de faire tomber par terre.

« C’est pas ça… C’est pas… Vous inquiétez pas, ça va. »

J’insiste pour ramasser. Je n’ai pas menti. Ce n’est pas cette énième maladresse qui m’a fait fondre en larmes. La micro-goutte d’eau en trop, probablement. Les fins d’années scolaires, je perds systématiquement cette capacité qui me sauve, de septembre à mi-mai : celle d’oublier. Je quitte mon établissement et instantanément, mes préoccupations gagnent, légères, un ailleurs où je les retrouve le lendemain. C’est ce qui me sauve. C’est ce qui fait que je me sens bien dans ce boulot.

Mais en ce moment je n’y arrive plus. Je ne peux plus. Photocopier les récapitulatifs de bac, réexpliquer la méthode de dissertation, me dire que je n’ai pas fait assez, pas assez bien pour aider les élèves. Je ferme les yeux et tout ce que je vois, c’est Dune-le-lapin, qui dort dans le jardin dans lequel elle a tant aimé jouer. Je les rouvre et je vois mes mains, couvertes de zébrures rouges. Je somatise toujours sur la peau. Jamais de la même façon.

Mais ça va.

Il faut juste se redresser, doucement, pas après pas. « Avoir une vision surplombante. » Je ricane intérieurement, c’est ce que je dis toujours aux élèves. Se mettre à distance. Parce que, comme le dit Willow dans Buffy, les choses font moins peur quand elles sont loin.
C’est le joli mois de mai – le joli moi de mais – où les fardeaux se font pesant. Mais où on continue, jusqu’à la ligne d’arrivée. Parce que c’est à ça qu’on s’est engagé, parce que les mômes comptent sur nous même s’ils ne le savent pas. C’est bientôt la fin, c’est bientôt la vie qui continue.

Vendredi 17 mai

Les échéances de fin d’année dégringolent en avalanche. J’ai l’impression d’être dans l’un de ces jeux de plateforme de mon enfance dans lequel l’écran avançait inexorablement et un contact avec son extrémité signifiait la mort du personnage. Sautiller de plateforme en plateforme, de récapitulatifs de texte du bac en bulletins à remplir, de derniers cours à préparer en corrections à achever en quatrième vitesse.

Je tente de tout garder sous contrôle, avec la certitude presque tragique – au sens théâtral du terme – que je vais foirer quelque chose dans les grandes largeurs. Et j’essaye de me libérer du désagréable sentiment que toutes ces étapes, nécessaires pour nos élèves, sont en train d’être effectuées dans l’empressement par une équipe d’adultes surchargés, qui font leur possible, mais se retrouvent à jongler avec un peu trop de balles en même temps.

Garder le cap, aller contre sa nature profonde de bordélique, pour que chaque document, chaque information, chaque feuille de papier atteigne sa juste place. Une partie de l’avenir de ces êtres tient dans cette bureaucratie absurde, ce dernier niveau de jeu vidéo.

Allez, un saut de plus.

Mercredi 15 mai

Je ne sais pas pourquoi c’est cette nouvelle-là qui m’a foutu un coup au moral. Mais une dépêche, parue hier, annonce une énième fois un déficit de candidats pour les concours de l’enseignement cette année.

D’habitude, je bosse en me bouchant les oreilles.

Il y a cette expression qui court dans ne nombreuses salles des profs : « Je ferme la porte et j’oublie tout le reste. » Ça n’est pas une légende. Se retrouver face à ses élèves, face à la tâche d’enseigner, que je tente de documenter jour après jour, j’aimerais qu’il n’y ait que cela dans ma vie professionnelle.

Mais ça n’est pas le cas.

Depuis dix-sept ans que je suis dans le métier, j’ai assisté à des réformes qui se sont invariablement changées en torches cherchant à tracer, chaque année, un cercle de cendres de plus en plus étroit autour de nos pratiques. De moins en moins d’heures, de plus en plus d’élèves, des injonctions de plus en plus contradictoires. Et bien entendu, des discours visant à changer nos inquiétudes et nos appels au secours en récrimination contre la perte de privilèges supposés.

Comme nombre de collègues, je me bats. Je manifeste, je rédige des motions, je communique, je fais grève, j’explique. J’échoue. Et je me retrouve, une fois la porte fermée, à enseigner, dans ce lieu devenu plus étroit, plus hostiles aux élèves, plus compliqué.

J’ignore si c’est l’âge, ou si la situation a atteint un point de bascule : mais je ne parviens plus à oublier, même face aux êtres les plus fascinants de la créations, mes élèves. Je m’étrangle de rage, à devoir enfiler des textes comme d’autres des perles, parce que cet oral du bac débile, je tape mentalement du poing dans un mur quand j’imagine ma très probable future affectation au collège, à devoir enseigner de façon formatée des contenus infoutus d’aider les mômes.

Mon métier brûle. Et on nous reproche d’enseigner en pleurant, des cendres dans les yeux, la voix irritée par la fumée. Mon métier brûle et, certains jours, je me sens tellement dérisoire avec mes rêves et mon petit verre d’eau.

Mardi 14 mai

« Ça a l’air de bien se passer, cette année, non ? »

Le proviseur adjoint du lycée de Keves est un homme pressé. Il gère un établissement de 900 élèves et a passé un trimestre à remplacer au pied levé le principal d’un collège dans la ville d’à côté. Pour la première fois, notre conversation entre dans le domaine des minutes.

« Oui, les classes sont extrêmement agréables.
– Et on n’entend jamais parler de vous. Au lycée, c’est bon signe. En Bretagne c’est bon signe. »

Il rigole devant mon air perplexe. Me raconte son expérience en région parisienne. La même que la mienne au mot près. Mais voilà. On vieillit et on change de région. Et après avoir vaincu des dragons, convaincu des classes pas jouasses qu’on ne voulait pas leur mort, affronté le RER et des horaires démentiels, on continue à bosser, dans d’autres régions.

Les aventures sont tout aussi intenses. Mais plus silencieuses.

Il y a de la beauté, dans cette amplitude.

Mercredi 8 mai

Hier en allant bosser, j’ai par distraction pris la route pour le premier établissement dans lequel j’ai été affecté lorsque je suis retourné en Bretagne. J’y ai très rarement pensé depuis que j’en suis parti de ce bahut. J’ai recroisé une fois des élèves, rien d’autre. En subsiste un souvenir diffus, très doux. Trois classes de sixièmes, adorables. Des collègues chaleureux, un doctorant en histoire qui parlait avec passion de son sujet de thèse. Rien de plus.

Alors pourquoi aujourd’hui ?

Je ne crois pas au lapsus. Juste au fait que, depuis des années, des routes et des histoires s’entrecroisent. Et qu’un embranchement s’est doucement rappelé à mon souvenir.

Mardi 7 mai

Le silence durant cette évaluation de 1ère Galopa est tel que l’on se croirait dans une chambre sourde. Un silence qui n’a rien d’hostile ou d’hostile, cependant. Juste celui de la concentration la plus juste.

Douceur.

Je n’aurai jamais ressenti de façon aussi forte autant de sérénité avec une classe. Les 1ères Galopa sont profondément gentils. Et aiment quand les cours se passent bien. L’harmonie, c’est leur cam’. Je n’ai pas besoin d’outil tranchants avec eux. Ni sanctions, ni sarcasme. Même si j’apprécie parfois sortir la bonne vanne, il y a toujours ce petit moment de stress : va-t-elle faire mouche ? Avec eux, ce n’est pas nécessaire. Ils se marrent tout autant à un gentil trait d’humour absurde. Zéro tentative de domination ou de prise de pouvoir.

Peut-être suis-je chiant, mais je me suis rarement senti aussi bien qu’avec eux. Mes défenses sont à leur niveau le plus bas. Et j’ai la faiblesse de croire que les leurs aussi. Je ressors souvent des heures passées en leur compagnie plus en forme que j’y suis arrivé. Classe à énergie positive. Quels adultes deviendront-ils ? Et même, qui sont-ils, à l’extérieur du cours de français ?

Ce n’est sans doute pas important. L’important, c’est de continuer à les aider, à les voir progresser de façon impressionnante, dans leur quasi-totalité.

Et éprouver de la gratitude. Beaucoup de gratitude.

Lundi 6 mai

Je ne sais pas comment le dire moins naïvement, alors je le dirai aussi naïvement que ça : ils sont tellement beaux, quand ils comprennent. Les élèves je veux dire.

C’est l’un des trucs que mon cerveau efface à chaque vacance ou presque, comme s’il tentait de me faire une surprise à chaque reprise. Par exemple, pendant ces deux heures de cours de seconde. La prochaine fois que je les verrai, ce sera dans quinze jours, rapport aux ponts et aux oraux blancs que je fais passer en première : j’ai donc opté de les faire travailler sur les derniers points du commentaire littéraire. Notamment l’amorce.

« Monsieur, je sais pas comment commencer mon devoir.
– Je pense que si. Posez-vous les questions les plus simples.
– Quelles questions ?
– Par exemple, ce texte…
– Oui ?
– Quelle est la première chose que vous m’avez dit dessus ?
– Que je trouvais ça bizarre, parce que d’habitude, les monologues servent à en apprendre davantage sur le personnage qui les prononce, et que je trouvais que ça n’était pas le cas. Mais bien sûr maintenant j’ai compris que… ooooooh !
– Et voilà. »

C’est toujours intense et fugace. Mais cette expression sur leur visage… ça n’est ni de l’émerveillement ni de la joie, c’est eux, en mieux. Comme si un obstacle, un poids c’était soudainement levé. Et c’est pour cela qu’il n’y a pas souvent de questions bêtes. Comme celle de Gareth, en première. Élève excellent qui m’appelle, un peu honteux, pendant son évaluation.

« Monsieur, c’est quoi l’intrigue du texte ?
– L’histoire.
– C’est juste ça ? Mais je savais même pas !
– Et maintenant vous savez. »

C’est dans ces quelques instants que, moi aussi, j’ai l’impression de saisir un truc. Quelque chose qui se trouve au plus sensible de mon métier. Au plus important. Cette sensation tellement douce, tellement optimiste que c’est en embrasant des intelligences que l’on sauvera le monde.

Samedi 4 mai

Léger sourire, tandis que je rédige une prise de notes sur les dernières explications de texte de l’année. Si je repars de cette année au lycée, ce sera avec cette impression : celle d’avoir été plus élève que jamais, à leurs côtés.
D’abord parce que j’ai dû créer la totalité de mes cours, à partir de rien ou presque. Parce que, comme eux, je me suis lancé dans des textes sur lesquels mon choix était à peine moins limité. Parce que, comme eux, j’ai eu l’impression de devoir découvrir rapidement les règles d’une partie aux enjeux immenses. Parce que, comme eux, je n’ai pas su, avant un bon moment, comment je m’en sortais.

Et que, lorsque je prépare ces foutues lectures linéaires, je me retrouve comme eux, le nez sur le texte, à tenter de mobiliser tout ce que j’ai de connaissances pour créer quelque chose de cohérent. La seule différence étant que mon corpus intérieur est plus épais.

Cette fois encore, cette année, j’ai été débutant. Parfois c’est en pédagogie, parfois en didactique, parfois au niveau de l’autorité. Mais ce qu’il y avait de bien, cette fois-ci, c’est que les mômes, sans s’en rendre compte, m’ont épaulé à un point insoupçonnable. Alors bien entendu, je suis resté à ma place. Celle de celui qui guide, qui sait où l’on va, même quand les doutes s’installent. « On aura le temps de faire tous les textes ? On aura la méthode ? On comprendra la dissertation ? » Bien entendu. Tout est prévu, tout est sous contrôle (ça ne l’était pas).

Et maintenant que je suis en maîtrise, ou presque, quitter les lieux. Voir mes appuis se dissoudre.

Comme tous les ans.

Jeudi 2 mai

Que j’enseigne au collège ou au lycée, il semble que je ne parvienne pas à me défaire de ce défaut : celui du relâchement. Au fur et à mesure de l’année, je sème de petits morceaux de ma rigueur. Les cours sont toujours prêts, bien entendu. Mais j’anticipe moins leurs attentes. Il manque le surcroit d’information que j’aurais systématiquement proposé au mois de novembre ou de janvier.
Et, systématiquement, ce réflexe immature : l’impression que ça y est, l’année est gâchée, qu’il faut vite, vite passer à la suivante, mieux préparer celle qui arrive qui, cette fois, sera parfaite. Et donc, alimentation de ce cercle vicieux, qui me pousse à faire de moins en moins d’efforts, lors des dernières semaines de cours. Alors que c’est justement durant cette période que les élèves ont besoin d’une boussole, d’une sensation que ces heures où le soleil brille plus fort, où les échéances passent, ont du sens.

Alors fermer les yeux, respirer un grand coup. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, jamais trop tard pour remettre son enseignement d’équerre. Ces journées sont capitales, alors il s’agit de faire bien. Pas parfaitement. Il traînera toujours des éclats, des bouts. Mais je dois aux mômes de passer par-dessus mes insécurités, encore une fois.