Mercredi 12 juin

Toute la journée, le petit papillon indiquant un nouveau message sur le logiciel de vie scolaire s’allume : les premières ont des questions pour le bac. Certaines très simples, un rituel pour se rassurer : puis-je écrire en noir, ai-je le droit d’apporter une règle ? D’autres beaucoup plus complexes, même si répétées mille fois : dois-je commencer par l’analyse ou le commentaire d’une citation ? Puis-je me servir de références à d’autres passages. D’autres, encore envoient des pages et des pages de dissertations et de plans sur lesquelles je les imagine s’entraîner.

On pianote mutuellement, tous à nos claviers. J’ignore l’efficacité de ce tutorat asynchrone. J’ignore s’ils vont réussir, s’ils ont une chance. J’ai tellement, tellement la frousse. Alors, pour conjurer la peur, je me répète cette simple phrase d’une collègue « Maintenant, il faut les laisser faire. »

Profite de pouvoir enseigner à ces classes exceptionnelles une dernière fois. Et laisse-les s’envoler.

Comme s’envolent les mots en cette fin d’année. Le boulot continue, mais en présence d’élèves que je verrai à peine quelques minutes en cette période d’examens. Il est temps pour moi de vous souhaiter un été fabuleux. De vous remercier, à nouveau, pour vos regards, vos mots, votre présence.

Comme à chaque fois, la période sera l’occasion de quelques billets plus libres… Et peut-être l’aventure continuera-t-elle l’année prochaine !

À bientôt.

Mardi 11 juin

Ce serait facile de chantonner « Voilà c’est fini ». Derrière le volant de ma voiture, un petit Pikachu en plastique offert par une élève entre les doigts. Et je me sens hors d’haleine. Déjà. Déjà tout est en train de retomber. Je viens de terminer mes heures de cours, les probabilités que je revienne au lycée d’Agnus en tant que prof l’année prochaine sont faibles. (Je serai à nouveau remplaçant, il y a des heures, mais les affectations et leur logique…)

Tout ce qui m’a occupé l’esprit une dizaine d’heures par jour est en train de se dissoudre. Ce devrait être habituel, après quatre années, ça reste violent. Les histoires, les liens tracés, les peurs au ventre et les petits succès. On remballe. Il faut passer à autre chose. Les épreuves du bac. L’affectation de l’année prochaine. Et les vacances.

En fin de compte, c’est toujours ainsi que ça s’achève. Sur un parking, sous les rayons d’un été qui arrive, à se demander où diable ont bien pu passer les dix mois précédents.

Lundi 10 juin

Il paraît que je ressemble à son frère. C’est sans doute l’un des seuls trucs qui nous rapproche, avec K. Ça et le fait que nous sommes collègues. Pour le reste, nous n’avons rien en commun. Que ce soit au niveau de la manière d’enseigner, des valeurs, de nos vies quotidiennes, dont nous percevons des bouts en salle des personnels.
K. est le genre de personne que, je pense, j’aurais évité si j’avais le choix. Trop de trucs qui nous séparent. Trop de trucs que j’estime futiles chez elle. Trop de trucs qui, chez moi, sont tellement plus élevés, tellement plus humanistes, tellement plus…

Pourtant, elle a insisté. Elle ne m’a jamais lâché. Sans s’accrocher. Mais elle est parmi les premières à m’avoir passé des cours. À m’avoir demandé comment ça se passait. Et j’ai continué l’année, à la regarder en fronçant toujours un peu le nez. C’est humiliant, un peu. Humiliant de se retrouver à se comporter comme le pire des connards, à être à rebours de ses valeurs, sans comprendre pourquoi.

Et je pense qu’elle le comprend parfaitement. Ça ne fait rien. Elle continue à être là. À venir me parler, de trucs qui ne m’intéressent absolument pas et d’autres, passionnants. Faut se rendre à l’évidence : dans notre relation, c’est moi le connard.
Ce qui reste à sauver ? L’émerveillement, devant le spectacle d’une gentillesse totalement altruiste. La gratitude que cette personne existe.

Samedi 8 juin

Soirée passée chez A. Nous nous sommes rencontrés il y a maintenant trois ans, au gré de la valse que nous dansons depuis un moment, celle des enseignants remplaçants. « Cette année, je ne me suis pas fait de vrais amis », rigole-t-elle, malicieuse.
On se raconte nos aventures, nos élèves. Comme à chaque fois. Séparés par les aléas du remplacement, mais jamais disparus du radar l’un de l’autre. Encore une fois, je trouve les règles du jeu de l’Éducation Nationale profondément usantes, et parfois même violentes, pour ses agents. Mais A. fait partie de ces personnes qui m’aident à y trouver du sens. Parcourir ces petits mondes que sont les établissements scolaires, et y trouver du sens : des élèves que l’on parviendra à intéresser, des collègues avec qui on partira à l’aventure, des façons de travailler différentes. Chercher le sens, partout où il peut se trouver.
Et pouvoir, en un soir de presque été, parler de qui nous sommes, qui nous devenons, avec ces aventuriers des routes scolaires.

Je me raconte des histoires, bien entendu. Mais, comme on le dit dans une série télé qui brille parfois très fort « les histoires, ce sont les souvenirs que tout le monde a oublié ». Alors, pour être certain que ces souvenirs triviaux, du quotidien, ne seront pas vains, je prends les devant. Et sur cette terrasse, dans la lumière déclinante, j’écoute les histoires d’A. Et lui raconte les miennes.

Vendredi 7 juin

Pour le première fois depuis septembre, je vais passer un weekend durant lequel je ne me demanderai pas si les cours de lundi tiendront la route, durant lequel les copies non corrigées ne formeront pas un Everest qui contemplera d’un œil méprisant la motte des copies corrigées.

Pour ces dernières semaines, mon boulot mute, c’est étrange. Réunions, corrections, oraux. Là où, au collège, il faut réussir à tenir jusqu’au bout, à préserver avec les élèves le petit espace que l’on a crée toute l’année malgré la fatigue et la perspective de congés, ici c’est presque comme commencer une partie avec de nouvelles règles. J’ignore lequel des deux sera le plus complexe. Mais je suis heureux de me livrer à cet exercice.

Et puis il y a les élèves. Qui disparaissent, classe après classe, à toute vitesse. Pas d’immenses adieux plein d’émotion. Une carte, très belle, pleine de mots adorables pour l’une d’elles, et c’est tout. C’est parfait ainsi. Je continue à apprendre. J’apprends à être prof de lycée en fin d’année. Ça me fait du bien. Pas – seulement – parce que c’est bientôt fini, mais parce que c’est nouveau.

Jeudi 6 juin

« J’ai bien aimé le français, cette année ! »

Helena quitte la classe avec un léger sourire. C’est sans doute la dernier fois que je la vois. Je hausse les épaules avec une petite grimace.

« Attendez de voir vos résultats au bac avant de le dire.
– Bah monsieur, nos notes elles dépendent pas de vous hein ! »

Parfois, il suffit juste que les élèves se montrent un peu plus adultes que leur enseignant.

Mercredi 5 juin

C’est comme une sorte de liste mentale. Je me la suis faite quand j’ai commencé dans le métier, sans vraiment m’en rendre compte. Mais je sais quand je coche l’une des entrées. La première fois que j’ai fait cours, la première fois que je me suis pris le bec avec un élève, la première fois qu’ils ont joué une pièce de théâtre, la première fois où je suis sorti pleinement satisfait d’une heure, la première fois où j’ai pleuré…

Ça fait dix-sept ans.

Et ce soir-là, pour la première fois. Il est 17h20, et nous discutons avec Lysandre. Les bus sont tous partis – lui habite à côté – et nous continuons à parler d’Hélène Dorion, dont il a adoré le recueil. Comme à son habitude, son enthousiasme reste en sourdine. Mais ses questions, non. Il me pousse dans mes retranchements quant à mon savoir et mes interprétations. Me demande les raisons de mon choix. Me laisse le temps de développer ma pensée, de me rendre dans des contrées où, d’habitude, je crains de perdre mes élèves.

Un instant je me décentre et me regarde, un peu ironique, un peu en plongée, en train de pavoiser, en faisant des grands gestes, devant un élève qui en demande toujours davantage. Je suis un peu ridicule, il faut bien le dire. Mais j’ai aussi l’air heureux.

Allez, pour une fois.

Mardi 4 juin

« C’est un honneur et un privilège. »

C’est con, ça me trotte dans la tête à chaque fois que je me retrouve en cours avec les premières de l’amour céleste, en ce moment. Cette phrase et un immense compte à rebours rouge. Plus que trois heures. Plus que deux.

Cette semaine, nous sommes en atelier révisions. Bachottage, plutôt. Chacun des élèves travail sur un point précis. Les questions fusent, je me déplace de table en table. Et je suis surpris du ton qu’ils prennent en m’interrogeant. Oui, bien sûr, ils sont nerveux. Mais pas de cette nervosité qu’on énormément d’élèves devant des examens : celle de quelqu’un qui va faire face à des forces cosmiques insondables. Non, les premières de l’amour céleste ont parfaitement compris que le bac est un ensemble de règles, pour certaines très logiques pour d’autres, comment dire, un poil moins. Et ils cherchent à rationaliser le plus leur approche. Pas de « j’y arriverai jamais » mais plutôt des « je suis toujours mauvais là-dedans. » Pas de « J’espère trop que ce sera ça » mais des « J’ai regardé les sujets des centres étrangers, je les trouve très généraux dans leur formulation. »

Pas d’affect ou de volonté de se mettre en avant. Il n’est plus temps. Ils n’ont jamais ou presque été comme ça. Je m’en rends compte avec un léger vertige, je travaille avec des adultes. Non, je connais nombre d’adultes, moi le premier, qui ne sont pas comme ça. Je travaille avec des gens bien. Juste ça. Encore une fois, j’ignore ce qu’il s’est passé dans ce groupe de personnes pour en arriver à ce miracle. Ce groupe de personnes avec qui l’heure passe en éclair.

Plus qu’une.

Lundi 3 juin

C’est le dernier « vrai » cours avec cette classe de première. Ensuite, ce sera atelier de révisions, et les échéances de fin d’année. Je n’ai rien eu le temps de faire avec eux, qui sorte du programme. « J’ai l’impression qu’on n’a fait que des lectures linéaires, tooooooute l’année », soupire Kara en passant sa main dans l’herbe.

Parce que je leur ai offert ça. Juste ça. Pour cette dernière lecture linéaire, justement, on fait cours sur la grande place herbeuse qui se déploie habituellement sous nos fenêtres. Je déploie les mots, pour une dernière fois. « Ne regardez pas trop les notes que je vous ai données, essayez juste de lire au rythme de mes explications. »

C’est une étrange expérience, sous ce soleil de presque été. Je recours à quelques-unes des intonations apprises quand je racontais des histoires. Faire de cet exercice épouvantablement complexe et aride, pour une dernière fois, l’histoire d’un type qui se baladait le long d’une route de mots, jusqu’à l’épiphanie de son existence.
Je regarde les visages qui se concentrent où, juste, s’abandonnent à la petite musique de ma voix. Les doigts qui jouent avec un brin d’herbe, les regards qui errent sur la ligne des arbres, derrière.

Je ne peux pas leur offrir grand-chose en plus de mon cours, à ces lycéens, en cette fin d’année.

Enfin si. Un peu, juste un petit peu, de douceur.

Samedi 1er juin

Je suis arrivé en retard au conseil de classe des premières. Embouteillages de fin de semaine, entre le lycée d’Agnus et celui de Keves. Ça n’est pas un conseil si important que ça : tout ce que j’avais à dire sur mes élèves, je l’ai déjà dit.

Sauf concernant Léo.

Léo est l’un des seuls élèves avec lesquels je me sois pris le bec – toutes proportions gardées – durant l’année. L’un des très nombreux qui n’a jamais eu vraiment besoin de bosser jusque là. Parce qu’il est malin, comprend vite, et sait ce que l’on attend de lui. Le souci est qu’en français, en première, il devient difficile de faire semblant. Ça n’est pas impossible. Mais compliqué.

Et clairement, ses résultats ont pris un coup, ainsi que son orgueil. Et je n’ai pas réussi à lui faire comprendre ce qui lui arrivait. En tout cas, pas d’une manière qu’il a entendu. J’ai cru qu’il avait besoin d’un peu de sarcasme : parce qu’il avait ce sourire en coin, cet air de ne pas y toucher.

Alors que tout ce dont il avait besoin, c’était de gentillesse. Le truc que, d’habitude, je teste en premier. Il m’aura fallu près de deux trimestres pour le tenter avec lui. Pour m’asseoir à ses côtés, lui parler sans la moindre trace d’ironie, m’inquiéter avec lui, comme lui, de ses blocages.

Et quand j’ai enfin arrêté d’être aveugle à ses besoins, il est reparti. Il m’a expliqué, il y a peu, qu’il avait été très blessé par un adjectif, dans son bulletin : désinvolte. « Je fais des efforts, j’en fais ! »

Il en fait. En français du moins. Visiblement, pas dans les autres matières. C’est pour ça que j’aurais voulu être là pour lui. Pour pouvoir, en fin d’année, poser un geste grand et grotesque et être le mec qui défend cet élève désinvolte.

Trop tard. Décidément, avec Léo, j’aurai toujours agi à contretemps.