Mercredi 24 avril

Ils entrent dans l’immense amphithéâtre du lycée d’Agnus en rigolant, mais d’un rire un poil fragile, un poil timide. Aujourd’hui c’est l’aventure, une aventure avec des petites roues : les secondes vont faire la répétition générale de la pièce qu’ils ont préparée pendant une semaine. Le Cid, bien entendu, je n’allais pas changer un texte qui gagne.
Au début, ils prennent ça à la rigolade. C’est une occasion de s’évader du cours sur la dissertation qu’ils se cognent actuellement, et éventuellement de mettre le zbeul. Je les laisse déposer leurs affaires, mettre un peu trop de temps à se préparer. Je les laisse monter sur scène.

« Maintenant on va y aller. »

Les éclairages ont changé. Salle plongée dans le noir, scène éclairée. C’est toujours là que ça commence. Là que les élèves sentent qu’il se passe quelque chose. Ça marche presque à chaque fois.

Ils sont là, avec leurs textes encore à la main, leurs costumes, un décor splendide – les élèves en charge de la technique se sont surpassées – et leurs corps, leurs voix. Petit à petit, leurs balbutiements s’affirment. Leurs paroles se font plus assurées. Petit à petit, ils se rendent compte qu’ils sont sur une scène de théâtre. Et qu’il va falloir faire mieux. Qu’il va falloir apprendre par coeur, pas parce que c’est une lubie du prof, mais parce que leur ignorance du texte les emprisonne. Qu’ils peuvent déployer leurs ailes parce que oui, le travail qu’ils ont fait, dans les couloirs, pendant les heures de perm, un peu n’importe comment et en rigolant, ça crée quelque chose, quand on le met bout à bout. Quelque chose d’imparfait, d’encore chancelant. Mais qu’Amine résumera parfaitement, la même sentence qu’à chaque fois là aussi :

« Qu’est-ce qu’on était beaux, quand même. »

Lundi 15 avril

Je n’ai jamais pris de temps pour Hugo, depuis le début de l’année. Il faut dire qu’il fait tout pour que ça n’arrive pas. Installé au milieu de la classe, il ne participe que rarement – mais assez pour que je lui fiche la paix, par rapport aux élèves qui évitent systématiquement mon regard – a des résultats moyens, ne se déconcentre pas plus que ses autres camarades, et répond toujours d’un « non non », quand je lui propose de l’aide.

Mais là, Hugo a demandé à jouer une scène de théâtre. Je pense qu’il ne s’est pas rendu compte de ce que ça impliquait. Et quand il a demandé à changer, je lui ai expliqué que c’était trop tard.

Donc là, ce matin, avec sa partenaire, il fait un peu la gueule. Et déblatère son texte rapidement, de façon étouffée, en espérant probablement que je lui fiche rapidement la paix.

« Attendez, on va essayer autre chose. »

Il s’interrompt. Heureusement, je suis dans une classe d’élèves hyper scolaires, qui ne protestent presque jamais. Donc il n’ose pas protester non plus.

« Quand vous dites « Vous verrez cette crainte heureusement déçue », essayez de faire un geste du bras, comme pour la réconforter… »

Ce n’est pas grand chose. C’est un tout petit geste du bras. Mais je sais. Je sais parce que j’ai été à sa place. Il suffit juste que cette réplique, que ce geste sonnent juste. Il suffit juste que ça fonctionne.

Et ça fonctionne. Les trois élèves qui servent de public applaudissent.

« Ah ça rend trop bien, tu as trop bien joué ! »

Hugo ouvre de grands yeux, un peu perplexe. Recommence sa réplique. Et alors qu’il reprend le travail sur la scène, d’autres mouvement lui viennent.

« Après, il y a le texte qui m’empêche d’essayer d’autres trucs…
– Vous n’avez pas grand-chose à lire… Peut-être que si vous posiez le livre…
– Mais je vais oublier…
– Essayez. »

Quinze minutes. À l’issue desquelles il n’est plus tout à fait le même. Juste pour un petit moment, juste pour aujourd’hui. Mais lorsqu’il quitte la salle, pour la première fois de l’année, il n’est pas dans le peloton de tête. Pour la première fois de l’année, il me dit au revoir en me regardant.

Vendredi 15 mars

Parfois, il faut les manipuler. Même pas élégamment.

J’ai mis les secondes en autonomie. Monter une pièce de théâtre par eux-même, c’est le projet d’un mois. Du moins, c’est ce que je leur fais croire. C’est eux qu’ils choisiront la mise en scène, les rôles, les costumes…

« Bon, on va voter pour la mise en scène.
– Mais on a déjà voté, monsieur !
– Ah oui, c’est vrai. Pour la mise en scène qui ressemble à la trend TikTok du moment, c’est ça ?
– Oui, ça va être marrant.
– Oui. Bon, ça va poser des soucis mais… Non rien.
– Comment ça ?
– Non non. Bon, c’est embêtant, vous êtes évalués et c’est… non rien. »

Je marmonne tout un tas de trucs entre mes dents, je hausse les épaules. Un concentré de malaise.

« C’est pas une bonne idée monsieur ?
– Non, mais moi je dis rien, c’est votre pièce hein.
– En fait, c’est un peu bête comme idée… Si on veut faire un truc vraiment bien, il faudrait peut-être qu’on prenne une autre idée ?
– Ah bon ? »

Petit à petit, le n’importe quoi que formaient trente-six élèves bombardés troupe de théâtre s’apaise. Comme je leur coupe, sans le dire clairement, toute possibilité de faire du caca, ils se retrouvent obliger de passer à leur second choix : faire du beau.

« Et si on mettait la pièce en scène au Japon ? Ce serait classe !
– Oui, mais l’appropriation culturelle…
– On demande à Erwann et Aya, leurs parent sont originaires de là-bas, ils nous serviront de conseillers bon goût ! »

Marwa hoche la tête, l’air entendu. Et le reste de l’heure, ils commencent à mettre en place une suite de textes, de mouvements, d’idées. En m’oubliant totalement. Comme de juste.

Jeudi 28 septembre

Je crois qu’Énée ne m’aime pas beaucoup.

Il comprend rapidement, réexplique souvent à ses potes mais se ferme totalement quand je l’invite à participer. Et roule des yeux de moins en moins discrètement quand il n’est pas d’accord avec ce que je dis. Comme lorsque j’ai expliqué qu’à mon sens, l’introduction était la partie la plus simple d’un commentaire littéraire.

« J’ai besoin que vous ne soyiez pas d’accord avec moi. S’il vous plaît, dites-moi pourquoi ce propos vous agace. »

Il m’a regardé, un peu interloqué, a cherché de l’agressivité dans mon regard. Comme il n’en trouvait pas, il a juste haussé les épaules et s’est à nouveau muré dans son silence. Échec critique.

Ce matin, je prends une heure pour les aider à mieux comprendre les mots de Jean-Luc Lagarce. Ils doivent mettre en scène un extrait de leur choix de Juste la fin du monde et le jouer. Énée a rejoint un petit groupe de mecs, il joue Suzanne, la fille perdue dans cette famille écorchée.

« Monsieur, comme je le lis, ce passage ? »

Pour la première fois, il me regarde avec autre chose que de l’indifférence ou un léger agacement.

« avec elle, Catherine, elle, tu te trouveras, vous vous trouverez sans
problème, elle est la même, vous allez vous trouver. »

Je réfléchis quelques instants.

« J’ai un avis mais je ne veux pas trop vous influencer.
– Ouais mais là, je ne sais vraiment pas quoi faire. »

Ne pas réfléchir aux implications. Il est un élève qui demande un renseignement, tu es un prof, arrête de te faire des nœuds au cerveau pour une fois.

« Je pense qu’elle est en train de faire un apparté. Elle se rend compte que Louis et Catherine peuvent se comprendre. Imaginez que le temps s’arrête qu’elle nous parle, qu’elle partage ça avec nous, le public.
– Genre elle se rend compte qu’elle est un personnage. Le… comment vous disiez, le théâtre épique ?
– Voilà. »

C’est à la fin de l’heure. Énée se tient en axe de symétrie de son groupe. Les yeux fixés sur nous, il énonce ses phrases. Il joue juste, très très juste. Applaudissements. Dans la fiche que les élèves me rendent, je leur demande de me noter, entre autres, ce qui les a marqué durant cette mise en scène. Un des partenaires de scène d’Énée écrit : « Pendant ce travail, Énée a été très sérieux. »

Vous allez vous trouver…