Mardi 28 juin

Le corps des profs est un drôle de truc.

Avant que vous ne composiez des numéros de protection de l’enfance, je clarifie : devenir prof, c’est aussi apprendre ou réapprendre la gestion de son physique. Apprendre à occuper l’espace, à être une présence indéniable dans la classe. Mais ne pas se servir de cette présence pour intimider. Créer une proximité avec les mômes : mais ne pas envahir leur espace personnel.

Ce qui cause la question du contact physique : faut-il ou pas créer un contact physique avec les élèves ? Au fil des années, ma position a – heureusement – pas mal changé au contact de mes collègues. Sauf urgence, j’essaye de ne jamais avoir à le faire lors de mes cours. Parce que ça n’est pas nécessaire. Et lorsque ça m’arrive, je le demande tout le temps. Mais j’ai vu des professeurs d’EPS guider un geste en tenant un poignet ou une cheville ; j’ai vu certains profs donner une tape sur l’épaule ou, lors d’un match taper dans la main.

Et au théâtre, il m’arrive souvent de placer des apprentis comédien en poussant du doigt – ne pas refermer la main, juste pousser légèrement – sur leur bras ou leur jambe.

Dans le collège où j’enseignais cette année, il est arrivé à de nombreuses reprises que les mômes m’attrapent par le bras pour attirer mon attention. Chose, qui n’arrivait jamais dans mes établissement précédents. J’ai toujours rapidement réagi en expliquant que je préférais éviter.

Aujourd’hui, c’est le dernier jour durant lequel je verrai Tyr. Tyr est un gamin extrêmement attachant : fin, pertinent, totalement foutraque à l’écrit, et hyper curieux. C’est lui qui vient régulièrement me parler des chaînes Youtube qu’il aime regarder.

“Je viens vous dire au revoir monsieur ! Vu que je serai pas là au dernier cours.”

Tyr est enthousiaste, d’autant plus qu’à l’heure précédente, nous nous sommes baladés dans le collège, à la recherche du sac de sport qu’il avait perdu. Ça a eu l’air de lui plaire, cette errance dans les couloirs avec son prof de français.

“D’accord. Passez de bonnes vacances alors. Et vous allez voir l’année prochaine, je pense que vous allez adorer la quatrième.”

Et là, il fait un truc bizarre. Il me pose deux doigts sur l’avant bras. Le geste n’a absolument aucun sens. Et le force à tendre la main dans une posture qui n’a rien de naturel. Je baisse les yeux, un peu perplexe.

“Merci beaucoup. C’était une super année.”

‘Il reste là, sans rien dire. Au bout de quatorze ans, je pense avoir compris ce genre de geste incongru. Il aimerait être reconnu. Reconnu comme quelqu’un de spécial, par un prof qu’il doit bien aimer. Ou en tout cas, dont l’image qu’il s’est construit lui plaît.

“Merci, Tyr. Pour moi aussi, j’ai beaucoup aimé vous enseigner, je n’avais jamais parlé chaînes YouTube avec un élève avant. Je vais vraiment regretter nos conversations et vos interventions en cours.
– Ah oui ?
– Bien sûr.”

Il retire sa main et hoche la tête, de façon un peu hachée, comme à son habitude.

“À bientôt, monsieur !”

Et il s’en va, vers ses vacances, la suite de son parcours scolaire, ce passage de sa vie d’élève conclu. Correctement je l’espère.

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