Lundi 26 septembre

Certaines images ont la vie plus dure qu’Olrik dans Blake et Mortimer (référence de vieux) ou que la vie politique de Gérald Darmanin (référence hélas actuelle) : notamment celle que, lorsque du donnes une évaluation, en tant que prof, tu vas avoir une heure pépouze pour mettre à jour ton cahier de texte et corriger les copies d’un contrôle précédent.
AH.
AH.
AH.
Mais le gros gros naïf. Heureusement, la réalité se charge de me rappeler à l’ordre, lors de la première évaluation de l’année avec les sixièmes Togepi. La seule épreuve de trouver une feuille dans leur pochette est une épreuve pour certains, et un complexe jeu d’échanges se met en place, à base de tu me prêtes une feuille pour le français, je t’en donne une en maths, et monsieur, on peut découper une feuille du cahier ? (non), et MAIS Y AVAIT CONTRÔLE (je suis ravi de l’avoir inscrit dans Pronote, sur l’agenda, et de l’avoir répété à chaque cours depuis une semaine) ?
Je parviens non sans mal à distribuer le sujet (“aaaah mais monsieur, POURQUOI vous avez mis le cadre pour l’appréciation sur le sujet, je l’avais déjà dessiné moiiiiii ! T_T) en essayant de ne pas inverser les quatre versions différentes, en fonction des élèves de la classe.
"Monsieur, je fais comment moi ?”
Luna est atteinte de dyspraxie. C’est un fait. Tout le monde le sait. Heureusement, elle a été prise en charge. Seulement…
“Luna ? Vous n’avez toujours pas reçu votre ordinateur, donc ?
– Non. Les gens de l’association, ils m’ont dit que ce serait bientôt.
– (Les gens de l’association le disent depuis la rentrée, à mon avis c’est mal barré, vu le nombre de demande et le boulot qu’ils ont à abattre.). Ça n’est pas grave. Je vais vous installer sur l’ordinateur de la classe.”
Pendant que Luna démarre le traitement de texte, je donne les différentes consignes aux mômes qui ouvrent de grands yeux très attentifs. Sauf Léo, occupé à ramasser sa souris correctrice, qu’il a fait tomber de la table pour la quatrième fois en trois minutes.
“Tout le monde a compris ?
– Ouiiiiiiii !
– Pas de question ?
– Noooooon !
– Alors bon courage, vous pouvez commencer.”
Quasi instantanément, une forêt de mains se lève. “Monsieeeeur, il y a un truc que j’ai pas compriiiiiiis !” la question étant en général “Je réponds à la question 1 ?” ou “Je mets une majuscule au début de la phrase ?”
Ces questions ont une fonction, une vraie fonction : les mômes ont besoin de ce petit contact personnel avec le prof, avant de se lancer. Il est juste difficile à multiplier par le nombre d’élèves (vingt-et-un, en l’occurrence). D’autant plus que je constate en me mettant un peu à transpirer que le traitement de texte a choisi ce moment précis pour se mettre à bugger sa mère.
“Monsieeeeeur, il marche pas, l’ordinateur.”
Avec un soupir et un délicat effacement de mon historique (on ne sait jamais), je sors donc mon ordinateur perso du cartable et le pose devant la gamine.
“Il est joli votre fond d’écran, c’est quoi ?
– Raffine, la sphinx diseuse de bonne aventure de Magic l’Ass… ON SE CONCENTRE SUR LE DEVOIR, D’ACCORD ?”
Ma satisfaction d’avoir géré la difficulté fond comme neige au soleil quand j’aperçois Léo, enroulé dans du ruban blanc, façon momie de la Foirfouille.
“Que se passe-t-il Léo ?
– J’ai… J’ai cassé ma souris… Et j’arrive pas à la réparer, et je vais me faire disputer…”
Je parviens à le convaincre que j’assumerai la responsabilité de la casse de la souris et qu’il faudrait maintenant prendre lire le texte et prendre le stylo. Comme Goundo. Goundo qui m’adresse un sourire vainqueur.
“Je comprends monsieur ! Je comprends tout !”
Goundo a réussi à répondre à deux questions. Elle parviendra à quatre (sur neuf), à la fin de l’heure. Au début de l’année, Goundo refusait de prendre un stylo, en cours de français. Elle détestait la matière, le prof. Le français n’était “pas sa langue”, et ne l’intéressait pas. Hier, Goundo a demandé si elle pouvait lire un peu plus longtemps que les dix minutes quotidiennes. Je me retiens de lui faire un clin d’œil et me dirige vers Ichem.
“Vous n’écrivez pas, Ichem ?
– J’ai fini.”
Ichem a en effet répondu à toutes les questions. De façon à peu près juste, mais sans formuler de phrases complètes.
“C’est aussi quelque chose que j’évalue, vous vous rappelez…
– Mais je veux PAS, faire des phrases, à quoi ça sert ? Je SAIS que j’ai bon !”
Je n’ai hélas pas le temps de le convaincre de l’importance de développer ses réponses, car je constate avec une légère envie de me manger le visage que j’ai laissé Lucien seul. Son AESH est absente aujourd’hui, et Lucien a besoin qu’on lui lise les questions. Et qu’on lui écrive.
“Les élèves, on va tenter quelque chose. Pendant cinq minutes, je ne réponds à aucune question. C’est aussi important de savoir se débrouiller seul.
– MAAAAAIS…
– Cinq minutes. Vous allez très bien y arriver.”
Cinq pauvres minutes que je consacre à Lucien. J’aménage en quelques instants son évaluation, pour qu’il puisse se débrouiller sans mon aide le reste de l’heure, en me disant que j’apporte de l’eau au moulin de ceux qui prétendent qu’on prépare nos cours à l’arrache.
Le reste de l’heure se passera ainsi. À se déplacer d’un môme à l’autre. À proposer un défi en plus à Sophia, qui a rendu un travail impeccable dans un temps record. (“Génial, monsieur, j’adore faire des fiches lecture !” : et c’est la vérité, sans le moindre soupçon de fayotage), à discrètement pointer une énorme erreur sur la feuille de Xavier (“Oh monsieur LA HONTE.”) ou à venir s’asseoir à côté d’Amina pour l’encourager.
Sonnerie. Les mômes sortent, me tendant leur copie. Luna a appris à enregistrer un fichier, Léo a du blanco dans les cheveux.
Et je respire.