Lundi 3 octobre

“Toute ma vie, j’ai marché à un rythme différent des autres.” confesse la drag-queen Jinkx Monsoon lors d’une émission de la fiction télévisuelle Rupaul Drag’s Race. L’une des raisons pour laquelle elle est couronnée gagnante de cette saison de l’émission est probablement parce qu’elle porte ce paradoxe commun mais émouvant : nous sommes tous des exclus, des misfits, des freaks.

Prenez la Cinquième Farfuret, par exemple.

Depuis le début de l’année, les cinquièmes ont été désignés comme les sales gosses du collège. Parce que l’année dernière, ils étaient en sixième, et que les sixièmes en ont fait baver des ronds de chapeaux aux collègues présents dans le bahut. Les cinquièmes ont mauvaise réputation. Et un collégien n’aime rien tant que se conformer à l’image que les adultes ont de lui. C’est tout naturellement que toutes et tous ont commencé à se montrer pénibles, à chercher les failles, à bavarder… La base de classes à qui on finit par faire cours un œil sur l’horloge. Les exclus, les misfits, les freaks du collège, quoi.

Bien entendu, mon ego surdimensionné et six ans passés à Grigny neuf un, qui me font me prendre pour un légionnaire de l’Éducation Nationale alors que je me rapproche plus de Joséphine Ange Gardien que de Stallone, ne pouvaient passer à côté du défi. J’allais sauver ces pauvres loulous abandonnés.

Qui m’ont bien fait comprendre qu’ils n’avaient aucun besoin d’être sauvés. Il m’a, au contraire, très vite fallu poser un cadre en acier trempé pour ne pas qu’ils commencent à danser la carioca en classe. Activités millimétrés, exercices et évaluations hyper régulières : ça c’est imposé dès la première semaine.

Mais une fois le cadre en place, on a pu commencer à s’apprivoiser.

Comme aujourd’hui où je tente la première activité théâtrale dans le cadre de l’étude de Molière. Je leur fournis un barème que j’ai tenté le plus clair possible. Chacun un rôle, et des extraits de scène.

“À apprendre par cœur ?

– Par cœur.”

C’est rare, que je fasse apprendre par cœur. Forcément, ils tentent de négocier. Je refuse, catégoriquement.

“Par cœur. Vous en êtes capables.

– Ben pas moi en tout cas.

– Si. Je ne le demande pas à tout le monde. Si je vous le propose, c’est que vous, vous en êtes capables.”

C’est une flatterie mais la dose de malhonnêteté est homéopathique. Et le besoin habituel et dévorant d’estime des mômes de cet âge prend le dessus. Ils s’y mettent. Et le malaise que je ressens à l’égard de cette manipulation se dissipe. Les exclus, les misfits, les freaks sont excellents, comme j’en avais l’intuition.

Et je repère l’exclue des exclus. Olivia, qui parle à peine français. Elle fixe sa table, le regard furieux sous sa frange.

“Olivia ? Je vous propose un rôle. Il faut me donner votre avis.”

À mots choisis, je lui explique que ça peut l’offenser, qu’elle a le droit de refuser. Qu’on trouvera autre chose. Je lui parle de Lucinde, qui affecte d’être muette pour éviter un mariage. Elle me regarde, médusée. Je rougis, bafouille, réexplique. Elle me sourit. Puis éclate de rire et donne son consentement avant de rejoindre, d’elle-même, son groupe.

Olivia ne se déplace jamais dans la classe. Jamais. Même quand je leur laisse la pause entre deux heures de cours. Là, elle reprend Aquaria qui se montre moins sérieuse que le reste.

C’est très doux.

Et puis je vois Rita, en train de répéter avec son camarade. De grosses larmes lui coulent sur le nez, pendant qu’elle articule péniblement le texte de Jacqueline.

Rita est terrifiée. Rita ne veut pas. Mais tout le monde est tellement content, hoquète-t-elle quand je lui parle, un peu trop tard. Mais trop tard quand même.

Rita, l’exclue, la misfit, la freak, des exclus, des misfits, des freaks.

Et ce tambour que j’ai crée pour marquer un rythme différent, pour leur permettre de danser à leur tempo lui arrache les tympans.

On gagne rarement, à ce métier.

(Photo de la drag queen Jinkx Monsoon)

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