Jeudi 24 novembre

“Vous me le donnez, le livre, monsieur ?”
Cet exemplaire de Bilbo le Hobbit n’est pas en très bon état. Avec une lenteur étudiée, je fixe Tybalt dans les yeux.
“C’est important, que vous le lisiez.”
Je m’en veux un peu – beaucoup – parce que ça n’a rien d’un beau geste ou d’un moment de complicité entre le prof et son élève, gna gna gna. Le fait est que depuis le début de l’année, Tybalt n’en fiche pas une. En cours, il ne pipe mot, mais je sais qu’en dehors de la classe, il est ce qui se rapproche le plus, dans ce petit collège breton, de ce qu’on appelait un “leader négatif” à Grigny. Capable de monter les autres contre certains camarades un peu marginaux, se foutant des adultes dans leur dos…
Je pense au Samovar d’il y a quelques années, qui jouait alors paladin, et qui aurait pris cette attitude comme un défi. Ramener cet élève du bon côté de la Force, lui tendre la main. Et j’aurais donné ce livre comme on ouvre une porte sur des lendemains difficiles mais plein d’espoir.
Il faudra croire que ces dernières années auront eu raison de mon lyrisme dégoulinant. Le geste est le même, le regard aussi. La raison derrière bien moins lumineuse.
Juste, je teste.
J’y crois hyper moyen, à la rédemption de Tybalt par le don. Combien de fois j’ai cru vivre un moment de grâce pour, le lendemain, me prendre un ricanement dans la tronche. Et vous savez quoi ? Ça n’était absolument pas grave. Ce n’est pas parce que je me faisais des scénarios de téléfilms américains que la réalité avait à me faire mal.
Ces derniers temps m’ont appris la mesure.
Peut-être que ce cadeau – des Bilbo, j’en ai encore six ou sept chez moi – changera quelque chose. Le côté un peu hors cadre du geste, le côté psychologie inversée, l’unicité du truc, qui sait ? Ou peut-être, sans doute, qu’il n’y aura rien. Mais ça n’est pas grave, Samovar paladin. Parce que tu auras tenté. Enseigner à des mômes en marge, ça ne se fait pas par coup d’éclats que l’on raconte fièrement sur son blog, le soir venu (attention, instant mise en abyme). Ça se fait en tentant des trucs, sans baisser les bras, sans se décourager. C’est peut-être là le succès. Tenter, silencieusement, encore et encore.
Et en faisant ça, je ne crois pas que tu déchoies. Au contraire.