Vendredi 6 janvier

C’est la première fois que je me mets en colère. Quatre mois, c’est plutôt pas mal. La colère, c’est de la lave en bouteille : ça se refroidit dès que tu ouvres le bouchon, et si tu la laisses trop souvent s’écouler, bien vite elle n’impressionne plus personne. Je me mets en colère rapidement. Efficacement.
“Vous devez faire preuve de gentillesse !”
Les sixièmes baissent la tête. Quand Eddie est entré dans le couloir, il n’avait pas encore rangé ses cartes Pokémon. Il en a une vingtaine, toujours les mêmes, et elles sont son talisman. Les doigts se sont ouverts, elles se sont répandues sur le sol. Et cinq ou six gamins se sont précipités, comme s’ils n’attendaient que ça. Pour les piétiner.
C’est le cri d’Eddie qui m’a fait me retourner. Un cri de détresse, un vrai. C’est la première fois que les élèves m’entendaient élever la voix, ça les a séché.
Et je prends deux minutes pour les assaisonner. Habituellement, je suis totalement contre les engueulades de groupe. Ça n’a aucun intérêt. Sauf peut-être aujourd’hui. Pour que les piétineurs comprennent et surtout, pour que tous les sixièmes voient que la gentillesse a des dents.
“Quand quelqu’un a besoin d’aide, on ne réfléchit pas, on l’aide, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas !”
C’est bien entendu une énormité. Mais une énormité que je peux me permettre de défendre, sous le coup de cette colère à demi-feinte. Leur faire comprendre. Comprendre que si le prof principal hausse la voix, ça n’est pas parce qu’on a oublié le cahier, raté l’évaluation ou menti. Non. S’il pète les plombs, c’est parce qu’on n’est pas gentil.
Il n’y en aura probablement aucun qui s’en souviendra, qui y attachera de l’importance. Mais peut-être aussi que l’un ou l’une d’entre eux se souviendra que venir en aide à l’autre est assez important pour que le rigolo Monsieur Samovar, pour la première fois de l’année, s’emporte.
Je laisse retomber l’éruption. Et nous parlons du Sans-Visage, dans le voyage de Chihiro. Ce monstre qui reflète nos pires penchants.