Mardi 9 mai

“Monsieur, je pourrais vous montrer ma préparation à l’oral du brevet ?”
Comme presque tous les élèves du collège d’Alrest, cette élève de troisième est venue me voir sans me dire bonjour et m’a interrompu en plein dans ma conversation avec M., une collègue, dans la cours de récréation.
“Bonjour. Euh oui, si vous voulez. Pardon de demander ça mais nous nous sommes déjà parlés ?
– Non, mais vous avez ma sœur à l’atelier théâtre, Amina.”
Et juste comme ça, je fais partie des leurs. Je suis un prof du collège Alrest. On me demande de venir au vernissage d’une exposition à la médiathèque locale à laquelle les élèves ont participé, les parents me demandent si je serai disponible le samedi après-midi pour un vide-grenier – je ne le serai pas – et les petites sœurs parlent de moi à leurs aînées.
Ça n’est pas toujours le cas. L’année dernière, au collège Nohr, je suis parti inconnu de tous les élèves qui n’étaient pas les miens, et de la plupart des parents d’élèves. Question de taille de bahut, ou du fait que je sois arrivé en cours d’année là-bas ? Peut-être. Mais souvent, les choses se passent sans vraiment d’explication. C’est comme ça. Ils me connaissent et je les connais. Il n’y a, dans mes classes, aucun élève dont je ne connaisse pas au moins les grands traits. Avec qui la communication soit impossible ou interrompue. Les mômes savent où se trouvent ma classe, et, même lorsque je ne leur fais pas cours, viennent emprunter un bouquin de ma bibliothèque personnelle ou me demandent si on m’a rapporté mon unique playmobil volé (Hermès. Je suis dégoûté.)
Ça serait facile, d’avoir un poste là, dans la campagne bretonne. C’est peut-être le seul poste du département que j’aurais pu avoir si je l’avais demandé. On saurait déjà qui je suis, je pourrais reprendre où je me suis arrêté avec les mômes que je connais, les autres auraient hâte que je sois leur prof (uniquement parce qu’on est trois enseignants de français et qu’ils aiment bien changer). Ça serait facile.
Mais c’est tellement loin.
Pour être des leurs, je sacrifie deux heures par jour et la durée de vie de ma bagnole, quand je ne peux pas venir dans le bus qui me flanque le mal de la route. J’avale des kilomètres de bitume et j’enchaîne sur les corrections, préparation de cours et agrégation.
Faut choisir. Les mômes mignons de ce bled secret, ou pouvoir avoir une vie autre que celle de prof de collège. Ça n’est même pas un dilemme.
Il n’empêche. Je regretterai cette élève inconnue qui vient me parler tout naturellement, la petite cour de récréation, ma salle disproportionnée. Et les mômes à qui j’enseigne. Avec qui on finit de faire de belles choses.
J’ai beaucoup de chance, de savoir que je vais les regretter.