Mardi 23 mai

Vers douze ans, j’ai été fasciné par Véronique Sanson. Ce n’était pas son vibrato ou ses paroles, mais une prise de conscience : pour la première fois, j’étais intéressé par autre chose que des histoires. Ce qui m’intéressait, c’était l’intériorité des êtres qu’elle chantait. La façon dont les mots et le timbre invoquaient une conscience imaginaire. Grâce à elle, j’ai vécu pour la première fois ce miracle dont sont capables les mots : donner accès à une pensée qui n’était pas la mienne.
On ne choisit pas ses éblouissements de jeunesse. Pour moi, la compositrice d’Amoureuse fut la première à me donner accès à ce que j’ai si souvent recherché ensuite en littérature.
Et, parce qu’on enseigne toujours avec ce qu’on est – il faudrait être malhonnête pour prétendre l’inverse – peut-être est-ce ce que je souhaite apporter à mes élèves quand je leur fait étudier des textes, si éloignés de leurs préoccupations, si abstraits. Parce qu’il ne faut pas déconner : comment faire accéder de petits êtres sains d’esprits à ce concept totalement celui de nous faire comprendre les pensées intimes d’êtres qui n’existent même pas ?
C’est pour cela que parfois, je “pars dans mes délires”. Comme aujourd’hui, alors qu’on étudie ‘homme qui plantait des arbres, en cinquième. Que je leur dis que ce n’est pas grave, s’ils ne comprennent pas tout, qu’ils ont juste à essayer. Je compare les tranchées de la guerre, que le narrateur a connu, aux sillons tracés par le vieux berger.
Aujourd’hui, j’ignore pourquoi, mais ça fonctionne. Ils écoutent. Depuis le temps, je parviens à distinguer un silence ennuyé et concentré. Aujourd’hui, ils me demandent comment c’est possible, que Giono arrive à nous convaincre qu’une seule personne peut créer un Eden.
Aujourd’hui, un ou deux, peut-être, touchent du doigt les éblouissements d’un ado complexé… Et de tous ceux qui l’ont précédé, en lecture ou en chansons.