Mardi 30 mai

Dans mes pensées, le paladin est revenu.

Son armure est pleine de poussière, sa lance n’a pas servi depuis longtemps. Il se pointe sous mon crâne, se plante au milieu, et commence à crier d’une voix forte. Qu’il va partir en quête contre le mal, qu’il va vaincre tous les démons qui menacent les innocents. Que qui l’aime le suive.

Ce paladin, c’est moi.

C’était moi, plutôt. Une scorie du prof que j’ai commencé par être. Celui qui pensait qu’il allait sauver tous les élèves, qui criait très fort en salle des personnels que c’était scandaleux, qu’on ne faisait rien pour Justine, que les parents de Kilian craignait, que Zaineb était une surdouée incomprise. Le paladin, moi, avait beaucoup d’idée.

Et dans les classes qui m’étaient confiées, c’était le dawa. Je finissais pas hurler sur les innocents que je prétendais défendre, comment osaient-ils ne pas se rendre compte de tout ce que je faisais pour eux ?

Il m’a fallu beaucoup d’échecs et de désillusion, ainsi que l’aide de deux collègues absolument merveilleuses, pour qu’un jour, je laisse tomber ce masque. Et de temps en temps il revient. Quand je suis fatigué, comme en cette fin d’année. Les difficultés de mes élèves me submergent, je redeviens le Don Quichotte de la pédagogie. Qui aspire au sublime, à un monde meilleur, mais se casse un peu les dents, malgré tout ce qu’on lui dit.

Je préfère le masque que je me suis forgé après. Même si, jusqu’à l’autre jour, je ne savais pas trop à quoi il ressemblait.

Il y a peu, j’ai joué à un jeu très difficile, qui s’appelle Fear and Hunger. On crée son personnage avant de commencer une partie. La vaillante chevaleresse, le voleur espiègle ou le barbare agile s’y sont cassé les dents. Celui qui a gagné la partie, c’est le prêtre sombre.
Seulement, j’avais fait n’importe quoi en ajustant les paramètres. Il ne connaissait pas la magie. Ses deux seuls pouvoirs, c’était parler aux insectes et courir vite. Et pendant son aventure, il a appris plein de sortilèges qui soignent. Pour aider sa poignée d’alliés.

Mme Bovary, ça n’est sans doute pas moi, mais ce prêtre pâlot, si.
Lorsque je réussis, dans mon métier, ce sont des choses humbles, que je dois à beaucoup de travail à mon bureau. À des échecs qui m’ont fait avancer tout doucement, même si je déteste échouer. (“N’ayez pas peur de l’échec, vous êtes à l’école pour ça.”, je leur répète trois fois par jour).

On n’a pas forcément besoin d’être le sauveur, le chevalier blanc en armure. Il y en a plein, qui parcourent les champs et les campagnes. Mais des personnages improbables, qui font avec ce que le hasard leur a donné, ce sont parfois eux qui parviennent à sauver la petite fille emprisonnée, ou à faire reprendre le chemin du boulot à quelques élèves.

Pas tous.

Pas tout le temps.

Et c’est normal.

Ce que tu fais est bien.

(Illustration : Enki Ankarian, personnage du jeu Fear and Hunger, par Miro Haverinen)

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