
Ce matin, j’ai rentré le code du parking du lycée de Keves pour ouvrir ma session d’ordinateur du lycée d’Agnus. Dans ma petite écriture serrée et brouillonne, se déploient, sur la première page de mon agenda, des suites de chiffres et de lettres : les accès à mon établissement de rattachement, au cahier de texte en ligne d’un bahut, aux ressources partagées d’un autre.
Je vieillis probablement – pas probablement, je vieillis – et de plus en plus souvent, se brouille devant moi ces identités numériques que je dois revêtir. Que je dois : c’est ce qui persiste, alors que mon corps physique est si peu présent dans mes établissements. « On vous voit jamais », m’a dit, sans méchanceté, l’une de mes élèves de première l’autre jour. Je passe d’une réalité à l’autre et parfois contemple, avec un peu d’envie, ces collègues qui ont peu planter leurs racines. Pas forcément par volonté de stabilité, non, mais juste parce qu’ils peuvent prendre le temps : organiser un projet un peu ambitieux, s’adresser à la bonne personne pour obtenir des subsides, se faire connaître de leurs élèves. L’éducation, je le dis souvent, est le temps long. « Mettre un professeur devant chaque élève », c’est encore plus futile qu’un slogan : c’est affirmer qu’on ne comprend pas ce qui constitue l’essence de l’enseignement. Que l’on pare au plus visible : en mettant des silhouettes devant des élèves. Des silhouettes qui feront au mieux mais auxquelles manquent indéniablement de la substance.
Alors pour compenser, j’ai recommencé à porter les vêtements, les accessoires dans lesquels je me sens le plus incarné : les vestes un peu cintrées, les T-shirt rigolos, le bracelet rainbow. Tant pis pour le froid. Exister, ça passe aussi par ces futilités. Et je le sens rapidement : les classes sont plus réactives, moi plus en confiance.
Exister. Je ne l’avais pas vu venir, que ce soit l’un des défis de ce boulot.
On est jamais à court de surprises.