
« On est les punis du vendredi ! » me dit cette collègue, alors que j’entre dans la salle des profs du lycée Keves. Nous avons échangé quelques mots à peine depuis le début de l’année, elle fait partie de ces nombreux collègues dont le fuseau horaire ne croise pas le mien. Comme très souvent, commence la conversation que j’en viens à redouter :
« Excuse-moi, tu es qui déjà ? «
Mais c’est le jeu. C’est le jeu cette année. Pour la trentième fois, je décline mon identité, la matière que j’enseigne, mon statut dans l’établissement.
« Ah, tu es TZR ? Holà, ça te fait de la route, ces deux lycées. Je te comprends, hein. Moi je suis en poste fixe ici depuis huit ans, je suis à vingt minutes de route, je n’en peux plus. Vivement la mutation ! »
Mon premier réflexe est d’attraper mon téléphone, pour noter cette sortie que je trouve un peu gonflée. Et puis, je m’arrête. Ce doit être depuis que j’ai stoppé twitter, je suis devenu un peu moins con. Et je réfléchis. Je me dis que c’est peut-être l’un des plus gros soucis dans ce monde. Notre propension à décréter que les gens sont gonflés de se plaindre. Que leur souffrance – pas même leur souffrance, leur inconfort – n’est qu’une vétille. C’est ce qui provoque tellement de conflits. Parce que vouloir retirer à quelqu’un ce qui le taraude, c’est vouloir lui extraire aux forceps une partie de sa personnalité. Et ça peut mettre sur la défensive. Voir rendre violent. Après tout, il y a des tas de collègues dont le service est infiniment plus pourri que le miens. Qui en souffrent peut-être beaucoup plus. Ou pas du tout.
Alors je me contente de reprendre la conversation :
« Qu’est-ce qui t’embête le plus ? C’est le temps passé dans les transports ?
– Non, c’est passer par cette rocade qui est toujours bondée. Ça me fait très peur, je crains d’avoir un accident. C’est bête hein, mais ça m’obsède. »
De toutes façons, après ce soir, on ne se croisera probablement plus très souvent.