
Aujourd’hui, j’ai mis mon T-shirt Sailor Moon, le jaune et rose. Ma veste noire, celle sur laquelle il y a deux pin’s, celui d’un chat licorne et le symbole de la Troisième Maison, dans le monde de la Tombe scellée. Plein de petits talismans que j’ai arboré en cette première journée de pré-rentrée.
Parce que je n’existais pas encore.
Depuis que je suis redevenu TZR – remplaçant – c’est la même chose à chaque début d’année scolaire : j’arrive devant un bâtiment. Immense, minuscule, perdu dans la campagne ou écrasé par des pylônes de béton, peu importe. Et à deux pas de la grille, je me rends compte que je suis un ectoplasme. Ce que j’ai construis, lors des années précédentes, je l’ai laissé derrière moi. De petits morceaux de Monsieur Samovar jonchent les routes de Bretagne. Monsieur Samovar a donné cours, ri avec ses collègues et ses élèves, a perdu patience, a fait des voyages et des bilans de l’année. À préparé des mômes à des examens ou mené plus ou moins bien des projets. Mais devant une porte inconnue, tout ça n’a pas grande importance. Il va falloir tout inventé, et c’est un peu effrayant.
Alors je prends tout ce que je peux.
« Oh, tu es là ? Tu te souviens de moi ? »
À ma grande honte non, je ne me souviens pas de cette collègue qui vient elle aussi d’arriver dans le grand hall de verre et de plastique. Pourtant, M. est l’amie de deux autres personnes chères à mon cœur. Pourtant, je l’ai déjà rencontrée dans un collège. Certes, elle y faisait peu d’heures et on portait encore des masques. Mais tout de même. Je rougis de honte et de soulagement. Quelqu’un que j’ai oublié.
Je prends un tout petit peu de substance.
Le collège de Renaïs est immense. Le plus grand de tout le département, si j’en crois les conversations des professeurs plus anciens qui arrivent, un peu plus tard, un peu plus sereins. Il est très moche aussi. Il est difficile de prendre soin de ce grand corps, déjà usé par des dizaines de milliers d’élèves qui l’ont investi au cours des années. Je découvre ma salle. J’ai donc une salle, dont je n’aurai pas à changer cette année. Elle est peinte de couleur qui concourent violemment pour Miss Déprime 1974, mais elle est vaste et je pourrai l’aménager aisément.
Je prends un tout petit peu de substance.
Plénière, comme tous les ans. Le même genre de consignes, de tableaux et d’adjectifs qui défilent en ordre rangé.
Tiens, c’est nouveau.
Cette année, ça ne m’exaspère pas. Les chiffres rebondissent et glissent le long de mes tempes, pendant que je regarde les collègues. Ceux qui prennent des notes, celles qui étouffent un bâillement, celles qui posent les questions qu’il faut, ceux qui se marrent. C’est avec ces gens-là que je vais traverser l’année. L’équipage.
Et donc, leur parler.
C’est marrant, le Monsieur Samovar de 2024 n’est ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre. Un peu moins frénétique dans sa façon de parler. La fatigue des années, peut-être ? Mais c’est quand même en gardant à l’esprit la façon dont T., mon meilleur ami, avait à cœur de faire le plus humblement du monde, le bien autour de lui que je vais discuter avec ce collègue dont la rentrée ne semble pas se passer très bien.
Je prends un tout petit peu de substance.
Et le jour, banal et un peu grisâtre, comme tous les jours d’école sans élèves s’écoule, en petites actions triviales : trouver une armoire pour sa salle de classe, préparer le voyage des sixièmes, taper le compte-rendu de la réunion. Mais petit à petit, je vois les os et les tendons se concrétiser, la peau les recouvrir. Petit à petit, même encore de façon ténue, je sens se former ma persona, le masque qui sera à la fois mon visage et mes ténèbres, et que je porterai dans cette aventure totalement foutraque et improbable : une année scolaire.
À nouveau, en scène.