
Mathis aime la discorde.
Il fait partie d’une lignée que, en bon prof de français qui patouille avec la mythologie, j’aime m’imaginer remontant à Eris. Des élèves comme ça, j’en ai connu énormément. Filles, garçons, en collège et en lycée, tous profils, toutes sociologies de mômes. Ils aiment quand ça déconne, quand ça crie, quand ça ne va pas. Ils ont un sourire, pas le sourire entendu de ceux qui savent qu’ils ne vont pas bosser pendant un quart d’heure parce que le prof pète un câble, pas le sourire mauvais de ceux qui aiment faire souffrir. Une sorte de joie sincère devant le train qui déraille.
Il y a quelques années, ça me rendait fou.
Je suis un être d’harmonie gnan gnan. J’aime la synchronisation, je chiale quand, dans la comédie musicale des Misérables, toutes les voix du Grand Jour ne forment plus qu’un chant, je pourrais m’évanouir quand la classe semble suivre, dans son ensemble, une explication. Je prenais les rictus des enfants d’Eris comme une attaque personnelle. Une volonté de me nuire. J’étais encore plus prétentieux et nombriliste qu’aujourd’hui.
Et puis, un jour, j’ai arrêté de m’énerver. Je ne sais pas pourquoi. Comme je le disais à M. l’autre jour : « je pense que c’est l’âge. Au bout d’un moment, ça prend trop d’énergie, de se mettre en colère. » Et donc, n’ayant plus les réserves pour me foutre en boule, j’ai regardé ces élèves-là différemment. Je n’ai pas eu d’épiphanie. Ils sont toujours aussi chiants, et leur propension à glousser au malheur des autres ne me plaît toujours pas. Mais il y a une étrange absence de méchanceté. C’est plutôt de l’ordre de la fascination pour les flammes. Des flammes qu’heureusement j’arrive parfois – parfois, quand les étoiles sont bien alignées – à apaiser un peu.
« Mathis, il n’y a pas besoin de faire écho quand je gronde quelqu’un.
– Je fais pas écho !
– Ça veut dire quoi, faire écho ?
– … »
Je le regarde, j’essaye de lui transmettre. Que je sais. Que je vois sa fascination. Qu’elle n’est pas bien grave, mais que je n’en veux pas, là. Je me dis, j’espère, que c’est une passade. Qu’il se rendra compte, lui et tous les enfants d’Eris, que ces flammes peuvent brûler le monde entier.