
Je me demande à quel âge arrive ce sourire. Un truc aux bords coupants, irréguliers. Ils ne sont qu’en sixième, pourtant. Mais déjà, la bouche qui se tord. Et le regard. Je m’y attends, ça me fait mal au bide. Je m’y attends, ça ne m’empêche pas de le répéter :
« Soyez gentils, les uns avec les autres. »
Les sixièmes Evoli sont maintenant des collégiens, dans tout ce que ça implique. Ils parcourent les tours de béton du lycée de Rénais, sans la moindre hésitation, rechignent parfois à sortir leur agenda, parce que c’est écrit sur Pronote, et s’intéressent à ce que j’appelle les « petites histoires », dans un effort dérisoire de minimiser leur portée. Celui qui a un prénom d’usage différent de son prénom d’état-civil, qu’il ne veut pas entendre prononcé, celle qui était en train de pleurer très fort à l’infirmerie l’autre jour, ceux qui ont eut « des problèmes » à l’école primaire. Et bien entendu, les petites insultes dans le couloir.
« Vous allez passer l’année, peut-être des années ensemble. Et la seule façon de rendre ça supportable, c’est d’être gentil les uns avec les autres. »
Bien sûr que ça les fait rigoler. Gentil, qui utilise encore ce mot ? Cette incantation. « Soyez gentils. » Surtout comme ça, sans explication. Je n’ai pas forcément le temps d’expliquer, à chaque fois. Juste de brandir cette torche minuscule. Comme les affiches que j’expose dans ma salle, en me disant que, petit à petit, ils les regarderont, les liront, les mômes. Ça a marché, pendant ces six années de rodéo à Grigny. À force. Chaque année un peu plus, chaque année malgré les rires. Parce que ça c’est répandu, ça c’est su. Avec Monsieur Samovar, on est gentils. Comme on apporte son matériel, comme on souligne en rouge. À force de répéter, on y arrive. Et peut-être, juste peut-être, que ça rendra le collège un tout petit peu meilleur.
Alors oui, il m’a fallu six ans. Six années dont je ne dispose pas, dans ce grand maelstrom de remplacements bretons. Mais ça n’importe. Il est des combats dérisoires que je n’abandonnerai jamais, ni pour moi, ni pour eux.