
« Je voudrais revenir sur quelque chose qui est arrivé hier. »
Les sixièmes Feunard me contemplent, l’air perplexe. Mes principes me contemplent, l’air perplexe. Si j’étais capable de loucher à ce point, je me contemplerais moi-même, l’air perplexe. Habituellement, c’est l’une de mes règles cardinales, je ne reparle jamais des heures de cours passées. Il arrive tant de choses aux mômes en vingt-quatre heures à un âge où chaque jour est une éternité que c’est presque toujours vain.
Presque.
J’inspire. Je ne me suis jamais senti aussi vulnérable. M. est absent aujourd’hui, je n’ai donc aucun allié adulte dans la classe. Je crois que ça m’aurait donné un peu de courage. Allez, fabrique-le, ton courage. Je n’ai rien d’autre, même pas un peu de préparation. Tout ce qu’il me reste c’est ma voix. Et le sentier que je trace depuis dix-sept ans.
« Hier, l’un d’entre vous a raconté comment il avait agressé son professeur. »
Je n’ose pas regarder Baptiste dans les yeux. C’était il y a exactement vingt-quatre heures, pendant le rituel jogging d’écriture qui a lieu tout les lundis matins. Un moment chouette, où tout le monde écrit dans un petit cahier de son choix, et partage ensuite s’il le souhaite. Baptiste, c’est cet élève au visage amène, qui sourit toujours, participe et me donne la patate. Un jour d’hommage national à deux collègues assassinés, il a raconté un « pire souvenir » : comment, donc, il s’en était pris à un professeur, quelques années plus tôt. Maîtriser sa colonne d’air, ses gestes parasites.
« Je n’ai rien dit parce que je ne savais pas quoi dire. Mais ça m’a beaucoup atteint. J’y ai pensé toute la soirée. »
Il n’y a plus un mot. Même Redwan, dont l’activité principale est de provoquer la terre entière, se contente de me fixer.
« Je vous parle en tant que professeur, pas votre professeur à vous, mais professeur en général. Si j’ai choisi ce métier, c’est surtout parce que vous êtes les adultes qui vont peupler cette planète demain. Qu’on ne fait pas un très bon job avec actuellement, et que j’aimerais vous donner des outils pour que vous réussissiez mieux que nous. Et savoir qu’on n’arrive pas à vous montrer que la violence est une réponse possible, ça me rend triste. Et ça me fait peur. Est-ce que je suis clair, quand je vous dis ça ? »
Oui, apparemment, je suis clair. Le reste de mon propos, c’est entre eux et moi. J’ai la gorge très serrée. Il ne parlent pas, ou peu. Et ne me quittent pas des yeux. Pendant, je l’espère, peu de temps – on perd vite la concentration des petits – je tente de traduire en langage humain la gigantesque douleur qui m’a submergé à cette lecture. Sans haine. Toujours Ashitaka. Toujours un regard sans haine.
« Quelqu’un veut dire quelque chose ? »
Personne. Je pose le regard sur Baptiste. Il secoue la tête, sans hostilité. C’est bizarre, il y a une sorte de douceur qui est tombée sur le groupe. D’ordinaire, ça me réjouirait. Aujourd’hui, je me demande si cet instant où j’ai déposé toutes les armes a servi à quoi que ce soit. Mais je le referai, sans hésitation.
Et après, comme on l’a fait ensuite, j’étudierais le texte ou le vieux Priam, seul et sans gardes, va réclamer au divin Achille le corps de son fils.
Une trêve.