
Quand je peux créer un personnage, dans un jeu vidéo, il y a une caractéristique que je néglige en permanence : la constitution. Le nombre de coup que peut prendre mon avatar virtuel avant de tomber, de mourir, ou d’abandonner. J’incarne toujours des héros vifs et dextres. Fluets mais agiles, tant mentalement que physiquement. Cela leur suffit toujours, ou presque, à venir à bout des obstacles.
Si je jouais mon propre personnage, je serais tout le contraire. C’est mon seul score élevé : l’endurance. Je ne lâche pas. Et depuis le début de l’année, je refuse de lâcher, avec les cinquièmes Astronelle. Ils ont tenté de me faire réagir de toutes les façons possibles, de m’énerver en jouant sur toutes mes insécurités, que ce soit consciemment ou intuitivement.
Je refuse de péter les plombs.
Je sanctionne sans élever la voix, je ne fais pas la morale, et surtout, j’avance dans le cours, qu’ils protestent ou pas « Monsieeeeeeur vous nous faites encore écrire. » « Monsieeeeeeeur, on n’y arrive pas. » « Monsieeeeeeeur on est trop nuls. »
Je refuse de renoncer et je meurs à chaque fois à l’intérieur. Résister, faire croire que je sais ce qui est le mieux pour eux – je ne sais pas – être le prof, le capitaine de navire, le cap, et sans jamais donner l’impression qu’on pète intérieurement les plombs, c’est terriblement douloureux.
Mon rapport habituel avec les élèves, c’est de montrer que nous sommes ensemble face à des mers inconnues. C’est les explorer ensemble, c’est construire avec les forces et les faiblesses de chacun.
Ici, je n’ai que le droit d’être solide.
Et aujourd’hui, enfin.
On travaille sur un truc assez basique. La différence entre les temps simples et les temps composés. C’est quoi ce foutu participe passé, qui est un verbe mais qui ne se conjugue pas. Qui prend des s et des e mais qui n’est pas un nom ? J’explique. Encore. Au-delà de l’énervement, mais en refusant chaque question qui dévie du cours, domaine dans lequel ils sont ceinture noire troisième dan. Et pour la première fois, il y a quelques sourires un peu moins désagréables que d’habitude.
« On est sages aujourd’hui, monsieur.
– Oui.
– Vous êtes pas content ?
– C’est important, ce que je pense ?
– Ben vous préférez quand on fait des bêtises ? »
Je hausse les épaules avec un petit sourire et continue mon explication d’une consigne à Aaron. Dont le français devient un peu moins laborieux chaque jour. Il y a quelque chose qui s’est mis en place. Ce qu’on appellerait prétentieusement une « ambiance de travail ». Un peu de paix. Comme si, après avoir appuyé sur tous les boutons possibles en espérant faire foncer le bateau dans l’iceberg, les mômes étaient fatigués. J’aimerais tirer parti de cette accalmie pour leur montrer que cette fatigue a un autre nom : la sérénité. Et qu’elle bâtit.
Endurer les coups, tous les jours, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que de la perplexité. Et alors, leur montrer les mots, les histoires, les lettres. Ce n’est sans doute pas la meilleure stratégie, mais c’est la seule qui fonctionne avec eux. Parfois, ça sert d’avoir maxé la constitution, d’avoir la peau dure.