
Le M. dont je parle aujourd’hui n’est pas celui avec qui je travaille cette année. C’est un ami que j’ai rencontré il y a maintenant presque dix ans. On a toujours été dans une relation mutuelle étrange et symétrique, un peu prof – élève. Parce qu’il est suprêmement intelligent, parce que je suis plus âgé que lui. Alors qu’on est assis dans le parc du Thabor, on parle de nos vies – ça fait trop longtemps que nous ne nous sommes pas vus – de nos joies, de nos peurs. À un moment, je lui dis, parce que je le pense : « On ne guérit pas de ses angoisses. On les porte tous les jours, un peu. »
Prof, élève. Je peux dire ça à M. parce qu’il est adulte, et parce que c’est mon ami. Mais, un instant fugace, je pense aux collégiens à qui j’enseigne cette année, et toutes les autres. Est-ce qu’il faudrait que je leur dise, que je leur fasse comprendre que tous ou presque, ils finiront irrémédiablement cassés, d’une manière ou d’une autre ? Est-ce qu’il faut que je leur fasse comprendre comment porter ses douleurs, déjà, comment ne pas en avoir honte ? Ou est-ce que je dois m’appliquer à attiser leurs possibilités de force, d’intelligence et de joie pour que, justement, ils se cassent le moins possible ?
M. a l’un des visages les plus doux que je connaisse. Et se lit au coin de son visage les ecchymoses que le monde nous laisse, qui que l’on soit. Mais aussi le sourire, toujours intact, de quelqu’un qui parvient à trouver dans la vie une joie immense. Sans le savoir, il me pose, sous le soleil du matin, l’une des énigmes les plus entières, les plus terrifiantes, et les plus importantes de ma vie d’enseignant et d’être humain. Prévenir ou guérir.
Je n’ai pas le début d’une réponse. Juste, dans la tête, le titre d’un recueil de poème, peut-être le plus beau titre que je connaisse : « Notre désir de tendresse est infini. »