Mercredi 28 mai

Je sors de mon dernier cours furieux. La classe dont je suis professeur principal me rend triste. Ils se font du mal, et semblent se complaire dans cette situation. L’espace que je leur laisse pour en parler, les mots avec lesquels je tente de les atteindre, tout coule dans un silence méprisant. Je n’ai qu’une envie, rentrer chez moi et oublier.

Pas tout de suite, pas maintenant.

Des hurlements retentissent dans les couloirs. Des hurlements dont la fréquence me hérisse les poils de la nuque. Je me précipite.

Deux gars sont en train de se battre. De se battre, vraiment. Les poings s’écrasent sur les corps, les impacts sont réels. Et l’un des élèves, c’est Joël. Joël, qui en sixième, est déjà plus costaud que moi. Joël, un élève sérieux, calme et poli. Mais qui a refusé de participer à toute la période danse en EPS, quitte à se taper une tôle, et ne lira jamais un texte quand un personnage féminin parle au style direct.

Mes jambes ont déjà réagi, et je me sens bondir sur lui, le ceinturer et ramener mes paumes sur ses épaules. Je le tire en arrière en lui parlant, fort mais sans hurler. Il résiste, ses hurlements sont au-delà de la raison. Et je sens que je vais perdre. Je vais perdre parce que je ne peux pas, je n’ai jamais pu faire usage de ma force, de ma force véritable, contre un môme. Il a beau être costaud, je sais que je pourrais le contraindre, si je le voulais. Je ne le veux pas. Je veux rester, quoi qu’il arrive, un prof. Alors, péniblement, juste, je le tracte péniblement en arrière. Je l’éloigne de quelques centimètres dérisoires de son assaillant, que ses potes entourent. Pas le temps d’enregistrer le défilé de visages.

Je parviens à lâcher Joël, à me mettre face à lui, tout en le poussant, loin de la bagarre, loin du conflit. Je le regarde et je tremble de peur, ce que je vois dans ces moments-là, je n’aurai jamais assez de courage pour le contempler sans me faire dessus intérieurement : son regard est loin, tellement loin, dévoré de rage et de colère. Il éructe, et pas une seule fois ses pupilles ne se prennent dans les miennes. Je ne peux que le pousser, tenter de ramener ma voix à des fréquences que j’espère apaisantes. Ignorer ma jambe qui s’est prise un fameux coup dans la mêlée, l’articulation de ma main gauche qui douille. Répéter, doucement, en éloignant tout autre présence : « Joël. Joël, c’est moi. S’il vous plaît, regardez-moi. Je suis là. Joël. Joël c’est moi… »

Le visage plein de larmes et de morve, il finit par atterrir. Par hurler de sa voix brisée que l’autre lui a mis une tarte, pour qui il se prend ? Mon élève est revenu à lui. Le reste, je connais, ça n’est qu’une histoire d’aller trouver les bonnes personnes, de gérer des humanités qui se sont heurtées.

Mais devant la rage et la violence, je crève de peur. Devant ces ouragans qui se lèvent, je ne sais pas que faire. Et je me demande si nos efforts ne sont pas vains. Si ce n’est pas de naissance que ces élèves que j’adore, qui comptent plus que tout pour moi de 8h30 à 17h, ne sont pas déjà condamnés.

Non. Ne pas penser comme ça, ne pas s’en donner le droit. Claudiquer et espérer, toujours, c’est une obligation.

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