
« Monsieur. J’aimerais vous faire lire ce que j’écris. »
Comme toujours, il n’y a pas la moindre trace d’hésitation dans la voix d’Abu, qui me tend une clé USB noire avec énormément d’aplomb. Comme toujours, moment d’affolement.
Il y a bien longtemps que j’ai compris que, dans ce genre de situation, la question déterminante n’est pas de se rendre compte que l’on a en face de nous une future Yourcenar ou un futur Rimbaud. Ça, ce n’est pas de notre ressort. À partir du moment où un élève, quel qu’il soit, nous fait cadeau de cette confiance, ce qui importe est d’être là. Totalement présent et disponible à ses mots. Parce qu’il y a mille raisons pour lesquelles on peut vouloir être lu. Je suis d’autant plus étonné que je ne connais Abu que depuis dix jours, et que je n’ai pas la sensation d’avoir noué avec lui des liens particulièrement solides.
Alors je lis.
Ce que je lui ai dit après lui appartient. Mais comme à chaque fois, je ressors de cette conversation l’affect en piémontaise. Choisir de venir à l’écrit, notamment en 2025, quand on a quatorze ans, et y consacrer plusieurs heures par semaines – vu la taille du manuscrit, je le crois – alors qu’on a à côté une activité sportive intense et une fratrie dont on s’occupe, ça me paraît fou. Ça me paraît fou, quand on a quatorze ans, d’avoir déjà compris à quel point décrire de petites sensations, des micro-événement est essentiel. Ça me paraît fou, à quatorze ans, d’avoir si vite et si bien, déjà trouvé le chemin des mots. La nécessité dont parle Rilke.
Je ne me vois plus mentor, plus depuis longtemps. Mais c’est un immense cadeau que me fait Abu, que de me permettre d’être de celles et ceux qui l’accueillent dans la grande communauté des aligneurs de phrases.
Je ne le connais pas encore, je ne sais pas qui il est. Il commence à peine à devenir mon élève. Mais déjà, je l’ai lu.
C’est gigantesque.