
« Ah l’bâtard ! »
Il y a un hoquet collectif en quatrième Florizarre. Et le mot vient à peine de quitter le gosier d’Ivan qu’il vire à l’écarlate. Je ne sais même plus ce qui l’a provoqué. Il me semble que je tournais en ridicule le Ministre de l’Instruction Publique, dans « La Parure ».
Et brusquement, tous les yeux se tournent vers moi. Pour la première fois dans cette classe dans laquelle j’ai eu, pour le moment, zéro problème de discipline, je vais devoir poser un geste. Je déteste ce genre d’instant-clé, que l’on n’a pas choisi, mais où il faut être à la hauteur. Un moment important pour « l’au-to-ri-té ». Une autorité qui a une sale gueule de sanction. Face à moi, Ivan est mortifié. Depuis le début de l’année, je le lui dis, en tant que professeur de français et professeur principal, qu’il va finir par se griller, à vouloir jouer le malin, à y aller de son petit commentaire, à rendre les exercices demandés au dernier moment, bref à frôler la limite.
Là il l’a franchie.
Il est sur mon territoire, il n’est plus qu’un môme qui a proféré une insulte lourdaude et discriminante en plein pendant un cours. Réagir, et réagir vite.
« Bon. »
Inspiration.
« Qui peut me dire pourquoi Ivan ne sera pas puni ? Pas vous Ivan, ce coup-ci vous n’avez pas la parole. »
Regards perplexes. Je tente de gommer de mes gestes et de mes pupilles jusqu’à la moindre trace de condescendance ou d’ironie. Dans ces moments-là, dans ces moments-là exclusivement, je suis le Prof, avec un P. majuscule. Le mot m’est passé tellement, tellement à côté. Et j’attends tellement, tellement que ce soit eux qui se montrent dignes de ce que je vais leur dire. Et puis la voix de Jolene, habituellement si affirmée, qui porte cette fois un point d’interrogation en fin de phrase.
« Parce qu’il le pensait pas vraiment ?
– Il pensait à quoi, alors ? Vous n’avez toujours pas la parole, Ivan.
– Il pensait… pas ?
– La fonction phatique. »
Leur expliquer en quelques phrases, précisément et sans affect, pourquoi le langage peut surgir comme ça, brutalement. En plantant ses yeux dans ceux d’Ivan. Pas question de savourer une quelconque humiliation. Juste s’assurer qu’il comprenne. Qu’il comprenne ce que j’explique, qu’il comprenne que c’est moi l’adulte – je ne suis toujours pas sûr que ce soit moi l’adulte – qu’il comprenne que parfois, oui, les adultes ont raison. Qu’ils ont passé des années à se poser des questions dont eux n’ont pas encore idée. Et que ce temps-là, cette réflexion et cette puissance ne servent pas à écraser, mais à élever.
Pour une fois j’y parviens. Je ne me perds pas en digressions, je parviens à les tenir dans mes explications sans, me semble-t-il, perdre un seul môme.
Pour une fois, je suis cet espèce de modèle que j’aimerais être.
Et je suis content. Pas parce que, l’espace d’un instant, j’ai revêtu ce costume de super-héros. Mais parce que j’ai l’impression qu’Ivan sort avec le pas un poil plus lent. Un poil plus stable aussi.
Je suis content parce que peut-être, juste peut-être, je leur permets parfois de grandir.