
M. est toujours parti.
C’est arrivé il y a presque deux semaines et encore, les éclats de son départ flottent, dans une infinie détonation. Certains, plus acérés que d’autres, m’effleurent et m’écorchent. On s’est vu, pourtant, pas plus tard que samedi soir – dimanche matin – et on a parlé jusqu’à ce que, peu de temps avant l’aube, la fatigue nous terrasse. On a six mille projets. Quatorze concerts et un voyage prévus.
Mais le collège est toujours vide de son absence.
Alors je lutte contre ce néant. Ça commence au petit matin, quand je fais la vaisselle et que je prépare le café, dans la salle des personnels. De façon à ce qu’il y en ait toujours. Parce qu’on s’arrangeait toujours pour que l’un ou l’autre en dispose – surtout moi, c’est moi le plus accro – à la récréation.
Ça continue avec Byron, en quatrième. Peut-être que je le chouchoute un peu trop. C’était le dernier élève dont il s’est occupé dans l’une de mes classes, dans son maintenant feu boulot d’AESH. C’était aussi un môme totalement insupportable l’année dernière. Beaucoup moins désormais que M. lui a insufflé une confiance hallucinante, avant son départ, qu’il dévore mes mangas de Lovecraft, et d’autres bouquins. Du moment qu’il sait qu’ils viennent de chez moi, ça lui contient. Je tente d’étayer davantage de piliers pour ces mômes qui ont besoin d’accompagnants. Qui n’en n’ont pas toujours. Je les entends, je les vois tellement plus précisément, depuis le temps que nous avons passé, M. et moi, à nous occuper d’eux.
Et puis, quand je n’en peux plus, quand les enfants me semblent laids et cruels à ricaner, quand je me perds et que je me dis que je n’ai rien à faire là, que tout ça n’est qu’un accident, je peux encore donner un coup de poing dans le chèque de 14 milliards d’euros qu’il m’a écrit, au mois de septembre, et que j’ai affiché au mur, suscitant des questions sans fin de la part des élèves. Et me résonne cette phrase, toujours la même, la seule fois où M. avait engueulé l’une de mes classes, qui me débordait totalement. « Vous ne vous rendez pas compte comme il est gentil, Monsieur Samovar. »
Cette qualité dont je parlais hier a été reforgée, illuminée par l’année passée ensemble. Et la porter, c’est rendre hommage à ce lien que nous avons tissé. C’est tarte, mais évidemment, je repense à la fin de Wicked.
I don’t know if I’ve been changed for the better
But because I knew you
I have been changed for good.
Ai-je changé pour le meilleur ? Ai-je changé pour de bon ? Pour être bon ? Au fond, même ça, ça n’a pas d’importance. L’important, ce sont, encore et toujours, les fragments dans lesquels se reflètent, enfants, adultes, celles et ceux dont j’ai eu la chance de croiser la route. Et parfois, lorsque le vent souffle doux et que la magie fredonne, l’un d’eux brille à me donner assez de force pour tout une vie.