
J’ignore pourquoi et comment, mais il y a toujours un moment où les mots lâchent.
Non. C’est faux, je sais très bien pourquoi : c’est la fatigue. J’ai fini par le comprendre après plusieurs années, une partie de ce qui me permet de capter l’attention des élèves en classe, c’est la parole. Je ne suis pas le meilleur « ingénieur pédagogique » du monde, je rends les évaluations en retard et je fais tomber mes affaires sans arrêt. Mais parler, user d’un langage précis qu’ils comprennent, ça je sais faire.
Sauf quand arrivent les fins de périodes. Où là je ne sais plus. Et j’observe, un peu médusé, cette créature qui accueille les mômes avec des « On se taaaaaait ! » « On s’instaaaaaaaalle ! » « On sort ses affaaaaaaires ! » Foutu « on ». Quand il se pointe dans mes phrases, c’est qu’il y a un truc qui cloche. Et ça ne fonctionne plus. Ce pont ténu que je tente de construire à force de mots, d’images qui sortent de mes histoires s’écroule. Les gamins le sentent immédiatement, et ma classe se transforme en cet espèce de champ de bataille glauque et triste que je n’ai jamais totalement réussi à exorciser.
Parfois, je me dis que j’aimerais que mes appuis soient construits d’un matériau moins volatil. J’aimerais avoir la rigueur de D., les connaissances encyclopédiques de M., la capacité d’à-propos de S. Mais comme j’en ai la conviction depuis longtemps : on enseigne avec ce que l’on est. Avec les forces qui nous sont propres. Et ma force à moi, ce sont les mots.
Une lectrice soulignait – à juste titre – ma prétention dans mes derniers billets. Peut-être parce que lorsque ça se passe bien dans mes classes, désormais, ça se passe très bien.
Mais il suffit que la fatigue. Que l’impression que je n’ai plus de patience pour leur parler. Pour mettre au niveau des élèves ces connaissances, ces textes tellement abstraits, tellement éloignés de leurs préoccupations. Et tout déconne.
Je sors de la dernière journée de cours quasi tremblant, avec pour seule envie de dormir longtemps, d’oublier ces heures où j’ai balbutié des inepties ennuyeuses. Mais cette faiblesse-là aussi me fait. Alors autant l’accueillir, tant qu’elle subsistera. Et se dire que les élèves oublient, pardonnent énormément ces failles.
Merci pour ton humilité, et surtout ton humanité, envers tes élèves en premier lieu, et envers tes commentateurs-trices en second lieu. J’étais moi-même un peu à bout de forces la dernière fois, à cause de la fin de période éprouvante, et je t’ai laissé ce commentaire que je regrette aujourd’hui, à tête reposée. En réalité, il est tout à fait normal de parler de ce qui se passe bien dans tes classes, comme de ce qui ce passe moins bien, c’est la réalité de notre métier. Et sache que je me retrouve beaucoup dans ce que tu écris (le « on sort ses affaiiiires », « et on se taiiiit’ : j’ai cru m’entendre ! Et je n’avais jamais réfléchi à l’usage très problématique de ce « on », merci aussi pour ça… ) Bref, c’est toujours un plaisir de te lire, continue ainsi !