Vendredi 19 décembre

(Ce billet fait suite à celui que j’ai écrit hier.)

Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai vu Bons baisers de Russie et Autant en emporte le vent. Deux films fondateurs de mon enfance, l’un mettant en scène un protagoniste violent et frappant à plusieurs reprise une femme désarmée, l’autre comprenant son lot de scènes racistes. Ces sous-textes, à huit ans, me sont totalement passés au-dessus de la tête. Et ces fictions ont vécu avec moi, en moi, jusqu’à ce que, peu à peu, je sois capable de les regarder sous toutes leurs facettes, y compris les moins reluisantes.

C’est, j’en suis convaincu, une partie du privilège bourgeois. J’ai eu le droit à du temps. Le temps de les regarder plusieurs fois, le temps d’en parler à mes parents, et surtout, le temps d’y réfléchir. Parce qu’énormément de mes besoins étaient pris en charge sans que ce soit un problème, parce que mon entourage m’a, très doucement, très harmonieusement, fourni les outils pour devenir un spectateur – ainsi qu’un lecteur – autonome.

Et il est là, le problème avec ce livre trouvé hier. Je suis capable d’en voir les aspects gênants, sans que ça me mette en colère, parce que j’ai eu la chance de pouvoir forger cette autonomie. Mais, sans aucune condescendance, ni misérabilisme, j’ai la certitude que certains de mes élèves ne disposent pas de ce temps, de ce privilège. Que ce soit parce qu’ils apprennent encore la langue française en quatrième, ou que la lecture, comme le visionnage de film, ne fait pas partie de leur quotidien.

Dès lors, en tant qu’enseignant, j’ai la sensation d’être mis face à une aporie : ou éviter le problème et les œuvres potentiellement ambiguës, ce qui me semblerait condescendant, ou, comme au début d’Autant en emporte le vent désormais, mettre un avertissement. Ce qui me semble également néfaste : le temps reste l’essence de l’autonomie. Décréter qu’un livre recèle des aspects problématiques, c’est en colorer d’emblée la perception, c’est retirer sa liberté de lecteurice à l’élève. Et je ne le souhaite pas non plus.

Alors quoi ?

Alors, peut-être, le seul choix possible : le leur expliquer. Pas en une fois, pas pendant un mois. Mais régulièrement, faire ce que je ne fais plus trop depuis quelques années : expliquer aux élèves que les textes qu’ils découvrent au collège ne sont pas le Bien. Ni le Mal d’ailleurs. Ils sont autant de pièces, de chevilles importantes dans ce tissage effroyablement complexe qu’est la littérature. Ouvrir, une fois encore, et toujours plus grand, les portes aux questionnements. Venir demander, si, durant leur lecture, des questions, des impressions étranges, des malaises adviennent. Encore, et toujours, partir d’elles et d’eux. Tellement simple.

Tellement difficile à mettre en œuvre.

Jeudi 18 décembre

La boîte à livres devant laquelle je passe en allant faire les courses déborde depuis peu. Déménagement ou brocanteureuses qui se délestent, j’ignore pourquoi, le fait est que je fouille régulièrement dedans. Notamment pour alimenter la petite bibliothèque qui se trouve au fond de ma salle.

Aujourd’hui, un bouquin de Moka, autrice qui a accompagné pas mal de mes heures de permanence. Vilaine fille. Je le reparcours, trente ans me séparent de ma rencontre avec le texte. Et oui, il a beaucoup vieilli, pas uniquement parce que l’on parle en francs. La mère vue comme une opposante, car elle gère difficilement le quotidien et le père, chevalier blanc, que sa fille admire immensément les – très – rares fois où il intervient, l’héroïne comprenant que ce garçon qui l’ignore depuis le début du roman et l’a blessée est en fait son prince charmant quand il lui fait l’aumône de la défendre en une phrase, le choix entre le bien et le mal… Je déglutis, tout en me rappelant que ce texte, comme tant d’autres lus au collège, m’a structuré.

Et qu’en faire alors ? Prendre un moment, en début d’heure, pour en discuter avec les élèves ? Un avertissement pré-lecture ? Leur faire confiance et se dire qu’après tout, iels ont assez de jugeotte pour se faire leur propre opinion ? Ou éviter le problème en remettant l’ouvrage où je l’ai trouvé ?

J’ignore comment j’aurais aimé, adolescent, que les adultes sélectionnent les bouquins. Ai-je bien ou mal lu ? Bien entendu ce sont des questions de privilégiés : j’ai eu l’immense chance d’avoir un accès aisé à la lecture, à tous points de vue. Mais justement, comment faire pour que cet accès soit le meilleur possible, le plus étayé et le plus accueillant ? La vilaine fille sur la couverture n’en n’est pas plus sûre que moi.

Mercredi 17 décembre

Retour chez ma médecin : on « fait le point ». Pendant tout le début de la consultation, je me tortille. Pas d’appareil ou de médicament dans la conversation, on se contente de parler et ça me met difficilement mal à l’aise. Le même malaise que j’ai ressenti lorsque je me suis rendu compte que non, je n’allais pas réparer des choses qui me déplaisaient en allant chez le psy.

Patiente. Pédagogue. Elle me demande de revenir sur la semaine écoulée. Je lui raconte mes réflexions, ma joie à l’idée d’avoir senti, vraiment senti, que j’ai évité quelque chose de grave pour mon psychisme. Toutes les questions que je me suis posées sur mon métier, mon envie de m’y reconsacrer ou non.

Elle conclut avec un gentil sourire : « Vous avez assez réfléchi. Maintenant, vous avez besoin de vacances. » Pas la moindre ironie dans ses paroles. Juste la nouvelle prescription d’une personne qui a réagi avec professionnalisme et humanité face à un mal bien trop répandu.

Mardi 16 décembre

Ce soir, nous préparons des fiches de personnages de jeu de rôles avec des amis. À un moment, quelqu’un me demande pourquoi j’aime être maître du jeu, plutôt que d’incarner un personnage, et m’évader dans ce monde.

Je prends ma respiration pour répondre ce que je réponds toujours : j’aime voir les interactions entre joueurs, j’aime être surpris des routes prises qui ne sont jamais celles qui sont attendues, j’aime improviser, j’aime voir les participants s’emparer de l’histoire et qu’elle devienne la leur, j’aime les voir, petit à petit s’impliquer j’aime…

Et je me vois, évidemment, dans ma salle de classe. Non. Je me vois juste être enseignant.

L’espace d’un instant, la substance fine et brillante de ce qui me fascine à ce point dans ce métier m’apparaît.

Et puis j’aide L. à choisir ses sorts de niveau 1.

Lundi 15 décembre

En allant au théâtre, je revois M., une collègue de français, pour la première fois depuis deux semaines. Elle sourit de la bouche et des yeux en m’apercevant.

« Tu es là ! Tu as tellement meilleure mine ! »

Pendant une soirée nous jouons sur le plateau du Théâtre de la Lorien. Uniquement des rires et de la légereté.

« C’est un vrai privilège, d’avoir le temps de se poser les questions que tu te poses en ce moment », me dit T., un autre personnage, à la fin du cours.

Il a totalement raison. Et ça ne devrait pas.

Samedi 13 décembre

Je ne suis pas le professeur de Tiliam. Pourtant je le croise régulièrement. À la chorale, à l’atelier théâtre, dans les couloirs. Tiliam est un ado de troisième intelligent, fin, et complexé. Il aime parler de ce qu’il lit et regarde. On rigole des mêmes trucs.

Tiliam, ça pourrait facilement être une projection de moi, si j’étais collégien en 2025.

Alors je m’en tiens éloigné, je ne cherche pas à prolonger les conversations avec lui. Quelques moments partagés rien de plus. Parce qu’il n’y a rien de plus périlleux et de moins éthique – pour moi, pour moi uniquement – qu’un enseignant qui projette son adolescence passée sur un môme. Position compliquée : parce que fûté comme il l’est, je pense que Tiliam a compris, que c’est pour ça qu’il recherche nos échanges. Il sait que j’ai vu le monde à travers ses lunettes. Alors que lui apporter ?

Peut-être, juste ça.

À la chorale, A-H, qui est géniale et dingue, a choisi de nous faire chanter à six voix. Nous sommes deux à chanter la plus grave. Tiliam et moi. Souvent, lorsque certains membres du groupe ont du mal à tenir leur partition, A-H leur recommande de faire comme un koala : trouver un eucalyptus. Quelqu’un de plus assuré, et de s’accrocher à leurs notes.
J’aime bien cette image, et j’aime bien cette voix, dans Meaning. Je peux faire résonner grave certaines notes, au fond de ma poitrine. Je tourne la tête vers Tiliam, dont la mue est en train de, lentement, se stabiliser. Il a son sourire, à la fois hésitant et railleur :

« Monsieur, je crois que je vais devoir me mettre en mode koala. »

Comme souvent, ce sont les mômes qui donnent la réponse. Ce que je peux faire pour Tiliam, qui ait du sens, qui soit pédagogique et droit ?

Être le meilleur eucalyptus du monde.

Vendredi 12 décembre

Mon père trouve que depuis que je suis en arrêt, je me pose beaucoup de questions. Il a raison sur la proposition principale, moins sur la subordonnée. Ces questions, que je développe depuis quelques jours, je me les pose en permanence. Elles ont juste pris l’habitude de s’écraser. De se glisser au fond de la classe, comme toutes ces élèves qu’on appelle « studieuses », qu’on a appris à féliciter d’être silencieuses et bosseuses, tandis que des élèves « moins scolaires », souvent garçons, prennent la place, prennent le son, prennent l’attention.

Mes questions ont enfin un espace pour s’exprimer. Ce lieu liminaire, de soin, qui n’est pas une période de vacances, qui est un endroit que l’on m’a donné, à moi, parce que j’en avais besoin. « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante, après dix-huit ans, je t’interdis de te sentir coupable de prendre ce temps », m’a dit l’autre jour T., mi-amusé, mi-extrêmement sérieux (comme toujours avec T.)

Je ne cesse de sacrifier l’important à l’urgent. Parce qu’il en va souvent d’urgence essentielle dans notre boulot. Assurer des journées stables à nos élèves, gérer des mômes qui craquent, des copies à rendre au plus vite, des échéances administratives. J’ai appris à foncer en riant très fort, pour cacher ma peur. Et toutes ces questions essentielles, ma place dans une salle de cours, mon rapport aux élèves, ma motivation, mes objectifs, se sont sagement laissés reléguer.

Et puis, comme on dit dans la toute meilleure scène de Doctor Who « No more. »

Dans les histoires que je me raconte, je me dis que ce sont ces questions qui m’ont fait prendre ce rendez-vous médical. Qui me poussent, encore ce soir, à les considérer sous tous leurs angles.

Jeudi 11 décembre

The Enigma M4 machine arrives at The Alan Turing Institute on loan from GCHQ. 24/07/2017. Photo by Clare Kendall.

Longue conversation avec T., au téléphone. Histoire de me prouver, peut-être, que ce n’est pas ce qui m’a poussé à me mettre en arrêt, je lui parle des raisons qui l’ont amené à quitter l’Éducation Nationale. À un moment, il me parle de « la question d’enseigner ». L’expression n’était pas le centre de son discours, mais je reste là, frappé. Parce que tout me semble là. La question d’enseigner.

Je n’ai pas trouvé la réponse. La réponse à pourquoi ça me saisit à ce point, à pourquoi j’y attache tant d’importance, à pourquoi elle m’obsède.

Et alors, alors je veux continuer. Peut-être la réponse est-elle introuvable, auquel cas cette utopie continuera à me pousser, à me brûler. Peut-être la réponse existe-t-elle, auquel cas j’arrêterai.

Mais pour le moment, Watson, la partie continue.

Mercredi 10 décembre

J’ai rarement autant réfléchi à mon boulot que depuis que je suis en arrêt. Rien que de très logique, au fond. Sur ce banc de touche, sur lequel je suis allé m’asseoir, je peux prendre le temps d’observer les faces et les arrêtes de ce qui m’occupe depuis toutes ces années. La façon dont je m’y place également. C’est peut-être ça, aussi, qui m’a tellement épuisé au fil du temps : je prends, dans mes cours, beaucoup de place.

J’ai un rapport très ambigu par rapport au fait qu’un cours doive être « intéressant ». Je vitupère souvent quant au fait que nous ne sommes ni des comédiens, ni des animateurs. Être enseignant, c’est se tenir dans une posture à part. C’est donner du sens aux savoirs présentés aux élèves, tout en conservant leur intégrité. Et parfois, oui, cela passe par des moments de résistance, de rigueur, d’ennui. À nous de tracer la frontière : jusqu’où pousser les élèves à faire des efforts, jusqu’où mettre à leur portée ce que nous enseignons ?

Je vis très mal le fait de voir les mômes peiner. Que ce soit le désintérêt ou la difficulté. Je les prends sans cesse comme des échecs personnels. Et je deviens rapidement ce personnage exubérant, afin de recréer une émulation, un mouvement dans la classe.
Un mouvement.
Toujours en mouvement. Des élèves m’en font parfois la réflexion « Monsieur, vous bougez toooooout le temps ! C’est fatigant en, vrai ! » Comme si je fuyais quelque chose. Comme si je craignais l’immobilité. Se poser, c’est arrêter de lutter, c’est s’encroûter, c’est devenir le prof aigri, revenu de tout.
Mais peut-être pas, en fait.

Alors que je contemple, sur mon banc, ce personnage virevoltant, je me dis que ce temps donné me permettra peut-être de commencer ce chemin : apprivoiser le calme.