Samedi 29 novembre

« Monsieur, c’est quoi, ce chèque ?
– Oh, je peux ? Je peux ? »

Hector lève la main bien plus haut que lorsque c’est pour répondre à une question relative à la terminaison du futur simple.

« Allez-y.
– Alors c’était quand y avait M. en cours, tu te rappelles de M ? Eh ben… »

Le chèque de quatorze milliards de M. surplombe mon bureau, son départ n’y a rien changé. C’est devenu une sorte de légende, que les élèves qui nous ont connu, faisant les quatre cent coups, adorent raconter. C’est l’un des trucs que j’aime le plus cette année, je crois. Cette petite légende, qui s’est créée et maintenant se transmet, à la fin d’une heure un peu intense, pendant un moment de flottement, ou juste parce que quelqu’un a posé la question.

Hector raconte l’histoire, les autres rient doucement, avant de se remettre au boulot. Ça ne sert à rien d’autre qu’à être doux.

Vendredi 28 novembre

Ça va être extrêmement prétentieux, mais jusque là, ça va.

La période du mois de novembre est notoirement compliquée, quand on enseigne dans le secondaire. Les nuits qui rallongent, la fatigue, la routine, et l’adolescence qui crève corps et esprits. Il ne se passe pas une journée sans que je lise des histoires d’horreur dans des rapports d’incident qui atterrissent avec une régularité folle sur Pronote.

Et de mon côté, c’est ok.

Tout n’est pas parfait, loin de là. Mais quand je vois les insultes auxquelles font face les collègues, les jets de projectiles, les lettres de menaces, les craquage, j’ai la sensation d’avancer au milieu d’un champ de mine en me demandant, un peu apeuré, quand viendra mon tour. Car il ne faut pas se leurrer, ce ne sont pas mes qualités d’enseignant qui permettent ce calme relatif. J’ai été cette année particulièrement bien loti quant à mes élèves, entre des classes de quatrièmes étonnamment matures et des cinquièmes que je connais pour moitié depuis l’année dernière. Si l’on ajoute à ça que l’essentiel de mes heures de cours a lieu en matinée, on arrive à cette bulle, totalement évanescente, mais dans laquelle je peux faire cours. Là où ça me demande de l’énergie, c’est de ne pas m’en étonner. De donner aux heures que nous passons ensemble des allures d’évidence. C’est très difficile à expliquer, mais toujours afficher une bonne humeur sereine, se montrer également enthousiaste quand j’aborde la vie de la fée Morgane et le conditionnel présent, ne jamais perdre patience devant des comportements gris et agressifs, ça demande une force immense. Et d’autant plus difficile à déployer que je sais qu’il suffira de rien, d’un truc totalement extérieur à ce que nous vivons en cours, pour tout foutre en l’air.

J’avance, comme tous mes collègues, sur une corde raide, qui pour le moment ne vacille pas. Ça demande de sacrés nerfs.

Jeudi 27 novembre

Je suis épuisé.

Nous sommes fin novembre, j’en suis à ma quatrième heure de cours de la matinée – je hais les matinées de quatre heures de cours d’affilée – et j’accueille les quatrièmes sans énergie. Et, je l’avoue, avec un peu de tristesse.

« Bonjour les quatrièmes, asseyez-vous. »

C’est dit sans emphase, et, dans cette classe, c’est le genre de chose auxquelles les mômes sont sensibles. Habituellement, avec eux, je me fends d’une blague, d’une micro scène. Pas aujourd’hui, pas l’énergie. Un profond silence s’instaure presque aussitôt.

« Bon, je vais vous parler franchement, je suis en plein doute, sur cette mise en scène du Cid.
– …
– Je sens que le texte vous pèse, et je ne veux pas que cette activité soit désagréable et vous dégoûte du théâtre classique. Ce doit être votre projet, pas le délire de Monsieur Samovar. Donc, je vous propose qu’on arrête là. Il y aura des évaluations sous formes de scènes jouées pour les personnes qui veulent ou d’écrits…
– Mais euh, s’il y a plus de monde qui joue le rôle ? »

C’est Jebediah, qui n’ouvre pour ainsi dire jamais la bouche, qui vient de prendre la parole, sans la demander. À ses côtés, hochements de têtes vigoureux.

« Non, mais je ne veux vraiment pas vous forcer, il y a beaucoup de gens qui cherchent des excuses pour…
– Mais en vrai, moi je peux faire Rodrigue, hein. Attendez, regardez, si on fait ça… Vous permettez ? »

Louanne se lève, prend un marqueur et commence à annoter la liste écrite depuis hier sur le tableau.

« Regardez, si Noé fait Don Diègue, Aminata le Comte… La Comtesse du coup, et là… »

Dix minutes plus tard, les rôles sont répartis, tandis que je tente de comprendre ce qui est en train de se passer. Les Chimène parlent avec animation autour de l’un des îlots tandis que je m’approche pour reprendre la main.

« Donc, concernant la répartition du texte…
– Oui, on sait, Anaelle a moins de texte, mais la scène est compliquée.
– Attendez, vous vous êtes déjà réparti le texte ?
– Ben oui. Fallait pas ? »

C’est tellement tarte. Mais j’ai envie de m’asseoir. M’asseoir et regarder les ados que j’ai tellement mal lu, qui pardonne à leur prof et se démènent pour rattraper son erreur.

Mercredi 26 novembre

« Mais je la découvre, dans ton cours, Alma ! » me dit L., mon stagiaire, tandis que nous sortons d’un cours auquel il a assisté. Quand il ne prépare pas le CAPES, L. bosse dans le bahut en tant qu’AED. Et Alma, en vie scolaire, traîne une réputation pas spécialement reluisante, ce dont je me rends compte quant au nombre de rapports d’incidents qui fleurissent sur Pronote à son sujet. Insolence, cours séchés, refus de bosser.

Sauf dans mon cours.

Alors non, je n’y suis strictement pour rien. Et c’est ça qui est génial. Alma aime le français. Alma aime lire – elle est l’une des seules à ne jamais oublier son bouquin pour le quart d’heure de lecture – aime les histoires, Alma aime surtout écrire. Depuis que nous avons commencé à écrire au long cours, elle arrive en cours à l’heure, et passe de longues minutes à écrire, lèvres serrées, le regard perdu – un regard que je connais bien – à la recherche de la phrase qu’il faut.

Alma n’a besoin de rien d’autre que de faire du français, pour être heureuse dans ce cours. Quel privilège, qu’elle s’épanouisse dans la matière que j’enseigne.

Mardi 25 novembre

Je doute sans arrêt. Tout le temps. Dans ce métier, comme dans beaucoup d’autres, c’est un sacré handicap. Ça m’empêche, notamment, de surmonter des résistances d’élèves, dans certaines activités. Comme hier, où j’ai commencé un travail d’écriture longue sur les histoires de chevalerie. Créer sa chevaleresse ou son chevalier, et lui faire vivre des aventures : ça a été le chaos à expliquer aux cinquièmes. Mêmes questions posées cinq mille fois, protestations, bavardages incessants… Impression d’avoir pondu un « cours cracra », celui dont les élèves sortent en n’ayant rien appris et le prof absolument éreinté.

Et pourtant, cette fois-ci, plutôt que de changer mon fusil d’épaule ou d’altérer, j’insiste.

« Vous reprenez vos brouillons et vos notes ? Tout le monde a la liste des sites sur lesquels vous trouverez des informations ? »

Les mômes hochent gentiment la tête. Tara vient me montrer le dessin de l’héroïne qu’elle a dessiné en permanence et me demande quels adjectifs employer pour traduire le dessin en mots. Nawel, habituellement incapable de poser plus d’une demi-fesse sur une chaise, se creuse la tête en se demandant comment intégrer des samouraïs à la cours du roi Arthur, et Lorna chasse les occurences du verbe « avoir » dans ses descriptions.

C’est une de ces heures à la fin desquelles ils disent « déjà » quand ça s’arrête.

Parfois, c’est moi qui sait.

Lundi 24 novembre

Cela fait une heure que l’on attend, dans le couloir. Les deux délégués de cette classe de cinquième et moi. Nous sommes convoqués comme témoins pour un conseil de discipline. Nous avons parlé, un peu, j’ai tenté de les détendre, mais là, ils serrent les lèvres et font la tronche. En ce moment, ils pourraient être à la maison, à jouer à la Switch ou faire leurs devoirs (gros fou rire). Mais surtout, ils pourraient ne pas être astreint à donner leur avis sur Ilyan, un avis qui pèsera dans la décision ou non de le garder au collège :

« Monsieur.
– Oui Alia ?
– C’est toujours aussi nul d’être délégué ?
– C’est beaucoup de responsabilité, on vous avait prévenu pendant les élections.
– Et pour vous ? C’est toujours comme ça, être prof ?
– C’est souvent comme ça, être adulte.
– Oh. C’est horrible.
– Pas toujours. »

Mais parfois.

Samedi 22 novembre

« Monsieur, vous allez voir, ma sœur, c’est une délinquante ! »

Comme à son habitude, Tara a sorti cette phrase en rigolant à moitié. Je connais Tara depuis l’année dernière. Elle était l’une des figures principales d’une classe de cinquième apocalyptique, qui m’a coûté pas mal de points de santé mentale. Une grande partie des élèves partage d’ailleurs encore la même classe de quatrième et j’en entends très régulièrement parler par des collègues aux dents serrés.

Tara, elle a émigré dans la quatrième dont je suis professeur principal. Et il ne se passe pas une semaine sans qu’elle ne s’en plaigne pas. Une classe « sans ambiance ». Une classe dans laquelle son orgueil la pousse à bosser comme une malade pour se maintenir au niveau.
Une classe dans laquelle on communique encore.
Pour des raisons qui m’échappent, le courant passe avec Tara. Je sais tout ce qu’elle est capable de faire, en termes de coups pendables, de duplicité et de harcèlement. Mais il y a chez elle une vivacité, lorsqu’elle est en classe, une curiosité qui fait que la communication est possible. Me rengorgeant bêtement de mon influence, j’ai tenté de lui parler de son attitude épouvantable avec les autres élèves.

Fin de non-recevoir.

Et alors que je m’apprête à accompagner les élèves de sixième en voyage scolaire, elle m’avertit, plusieurs fois. Sa sœur, c’est « elle en pire ».

Nous sommes deux jours plus tard, dans un manoir réaménagé en centre d’accueil pour ados. La grêle glaciale nous a repoussé dans les salles de classe, alors que nous devrions faire du bateau. Côte à côte, Alys et moi hurlons de rire. Alys, c’est la sœur de Tara et ma partenaire de jeu à « Mouton mouton », qui consiste à répondre simultanément et sans se consulter la même chose à des questions simples. Depuis le début du séjour, Alys est un petit soleil. Jamais sans un sourire, toujours laissant la place aux autres. Venant parfois dire une plaisanteries aux adultes en se sauvant dans un rire de gamine.
Je ne vais pas tarder à repartir, je n’encadre pas l’intégralité du séjour.

« Monsieur. C’est vous le prof de Tara ? »

Alys me regarde de ses grands yeux sombres.

« Oui, elle vous a dit que je viendrai ?
– Oh non ! »

Elle sourit mais moins large. Elle a l’air infiniment plus vieux, l’espace d’un instant.

« Avec ma sœur on parle pas. »

Un nouveau sourire, puis elle repart voir ses copines.

Et tellement de questions.

Vendredi 21 novembre

Tenir la distance.

C’est l’un des défis les plus retords du mois de novembre. Et je sais que je suis actuellement en train de le perdre au collège. Depuis plusieurs séances, je le sens, mes cours sont moins motivants. Moins d’étincelle, plus de conventionnel. Textes, questions. Nous sommes dans le dur. À la fois parce qu’il y a des moments où c’est ainsi, il faut forer dans les apprentissages mais aussi, je le sais, parce que du fait de ma fatigue, je suis moins motivé. Transformer chaque heure en un espace enchanté, entre aventure commune et one man show, c’est de l’ordre de l’impossible, ou presque. Et je vois nombre de mes heures devenir, pour les mômes, grises et tristes.

J’ai acquis, pour pas mal je le pense, leur confiance. Ils savent, ils espèrent, que ce ne sera que temporaire, qu’il y aura de nouveau des heures à la fois rigoureuses et drôles. Mais voir leur enthousiasme s’éroder petit à petit me fait mal au cœur.

En fait, et c’est sans doute l’un de mes plus grands défauts, professionnel et humain, je ne suis que dans l’excès. Mes cours sont soit des feux d’artifice, soit des pétards mouillés. Je passe tant d’énergie dans certaines heures que d’autres sont, je le sais, terriblement chiantes.

Apprendre à brûler d’un feu continu. Comme ces heures de cours que je m’imagine, quand je passe derrière les portes fermées de certain.es de mes collègues.

Un feu qui réchauffera tout au long du mois de novembre.

Jeudi 20 novembre

Voyage scolaire en bord de mer. Les hasards du calendrier font que nous nous retrouvons en bord de mer avec 35 ados, à devoir randonner et explorer les plages sous un temps glacial, pluie, grêle et nuit à 17h30. Nous voilà rapidement obligés de changer notre fusil d’épaule et de rester cloîtrés dans l’ancien château qui nous accueille, en compagnie de mômes surexcités et pas forcément jouasses de voir les heures défiler les fesses posées sur une chaise.

Tous les profs tentent de proposer des activités permettant d’égrener les heures, d’A-H à son piano à M. proposant des ateliers d’écriture.

Et de mon côté, j’attrape mon passé.

Ils sont une vingtaine dans une salle type salle de classe des années soixante. J’agite la main, je sens mon corps se réarticuler d’une façon qu’il n’a pas connue depuis bien longtemps. Des contes. Je réinvoque les très vieux mots, que je racontais il y a des années, avant le CAPES, avant Paris, avant ce que je suis aujourd’hui.

Trois histoires, trois contes tirés de mon passés aux mômes captifs du mauvais temps. Et c’est chouette.