Mercredi 27 septembre

Il y a quelque chose qui m’émeut très fort chez les lycéens. Pas lorsqu’ils sont en classe ou que je les vois sortir du bahut, non. Plutôt dans leurs interactions liminaires. (expressions très cuistre pour dire : quand ils ne glandent rien)

J’ai enseigné pendant seize ans en collège où les allez et venues des élèves sont très contrôlées. Ici, c’est beaucoup moins le cas. Et voir ces ados-jeunes gens s’emparer de leur liberté me rend très heureux. Celles et ceux qui créent de petits groupes pour parler des intérêts qu’ils gardaient encore cachés en troisième. Les dispersés un peu partout, scrollant sur leur téléphone, encore hallucinés que ce soit permis. Et qui pour la plupart, se lassent assez vite. Les toujours assis derrière les bureaux des salles de permanence et des espaces de travail, à mobiliser cette intelligence qui s’embrase, maintenant qu’elle a plus d’air. Les lectrices cachées derrière des piles de bouquins disparates au CDI, les lecteurs qui, yeux grands ouverts, découvre l’auteur qui va leur mettre le pied à l’étrier de leurs romans d’adultes…

C’est une liberté douce, mi-encadrée, mi-laissée à elle-même. Dans laquelle je vois ces élèves grandir, presque à vue d’œil. À bien y réfléchir, je ne crois pas qu’il existe beaucoup de lieux où l’on peut exister dans ces conditions.

Encore une fois, je ne me fais pas d’illusions. Je sais que les lycées d’Agnus et de Keves sont des lieux exceptionnels de par leur situation géographique. Mais bon. Je profite de ce baume au cœur. De les voir se déployer pour atteindre les plus hautes branches.

Samedi 9 septembre

(NB : L’image du fragment dans ce billet vient en droite ligne du dernier roman de Chloé Delaume, Pauvre Folle)

J’enseigne à des élèves privilégiés.

Depuis la rentrée, lundi, je tourne le terme entre mes doigts. Il est dense, mince, un peu coupant sur les bords. Je ne l’ai jamais manipulé. Ma carrière m’a plutôt amené vers des établissements dits “en difficulté”. Je ne m’en plains pas. Je m’y suis épanoui, bien plus que ce que je pensais, et m’y suis forgé la petite légende que je sors parfois d’un tout suffisant en salle des profs : “Tu sais, moi quand j’enseignais en REP+, dans le 91…”

Donc, ce label d’élèves privilégiés, je m’en méfie un peu. Et comme tout ce qui m’inquiète, je tente de le définir. Au début, je pensais que cet adjectif, “privilégié”, ça voulait dire qu’ils avaient évacué les difficultés. Qu’ils jouaient la partie en mode facile, avec les cheat codes : famille disponible et aimante, argent, relations.
Quelque part, c’est vrai. Mais pas pour tous, pas tout le temps. En quelques jours, ma définition s’est transformée.

Être un élève privilégié, c’est être plus haut dans la pyramide des besoins. Ni plus ni moins.

Et c’est énorme. Les élèves de Keves et d’Agnus ne connaîtront pas des nuits blanches parce que les forces de l’ordre font le siège de leur cité, à la recherche de dealers. Dans leur immense majorité, ils mangent à leur faim, on du matériel pour travailler.

Ça ne leur épargne ni la souffrance, ni les difficultés.

Elles commencent déjà à se dessiner, petites épées de Damoclès au-dessus de leurs têtes. Au début de l’année, j’avais envie de les trouver dérisoires. J’utilisais la réplique – qui me fait toujours autant rire – de Daria : “Vous voyez, même les top models ont des problèmes, alors accrochez-vous jeunes gens !”
Seulement ça n’est jamais dérisoire. Une grande partie des rancœurs que trainent les adultes – l’expérience des réseaux sociaux est assez éloquente là-dessus – vient des cassures qu’ils se sont pris dans le passé et dont ils ont l’impression qu’on ne tient pas compte. Il ne s’agit pas de faire de la calinothérapie. Ni de se montrer complaisant sous prétexte qu’on souffre. J’ai eu des élèves capables de se comporter comme de sacrés connards en Essonne, indépendamment de leurs conditions de vies. Et ils pouvaient se montrer tout aussi géniaux, généreux et doux. Nul doute que ce sera le cas à Keves et Agnus.

Oui, il y a aussi des gueules qui les mordent, des voix qui murmurent du néant à leurs oreilles. Refuser d’en tenir compte, ça me semble aussi néfaste que de se rendre compte qu’ils ont vachement de chance, par rapport à nombre de leurs semblables.

Des élèves privilégiés. Dans ma main, les angles aigus s’adoucissent. Un peu.

Il est encore tôt.

Vendredi 8 septembre

Je suis nul pour retenir les prénoms.

Genre très très nul.

Au collège d’Alrest, l’année dernière, il m’a fallu deux bons mois pour y parvenir, et mes classes étaient littéralement deux fois moins chargées que cette année à Keves et Agnus.

Alors en attendant, je fais ce truc que je déteste : pointer avec une sorte d’onomatopée nulle “Huuuuummmmouiiiiiii… Vous ?” qui me donne, dans ma tête, l’air de Nestor, dans Tintin, mâtinée à Fabrice Luchini dans ses pires moments. C’est compliqué, les débuts d’années. Depuis quelques rentrées, je suis devenu un poil meilleur à planter le cadre de travail, au mois de septembre. Le truc, pour moi, c’est de savoir gérer la pression. La mettre où c’est utile, la lâcher où ça ne sert à rien.

“Ah, ben ça tombe bien !”

Cet élève qui n’a pas encore de nom pique un fard incandescent, tandis que la sonnerie de son téléphone finit de claironner une mélodie libre de droits.

“Si jamais ça se reproduit, vous faites comme votre camarade : vous vous tapez la honte trois secondes, vous coupez le téléphone, et vous vous y remettez. Donc, je disais le théâtre a une fonction poétique. Tout le monde suit ?”

Et pour le coup, ce court ultra théorique sur les genres littéraires, ne pas le lâcher. Le coup du téléphone, ça n’est pas acheter la paix sociale : c’est leur montrer qu’il s’agit d’un non-sujet. Des trucs pareils n’ont pas leur place dans la classe, on dénie leur existence et on se concentre sur l’essentiel. Ne pas se disperser. Ça ne marche peut-être qu’avec moi, c’est peut-être pour des collègues – et légitimement – du laxisme, mais ça correspond à ce que je veux faire : ne faire entrer que certaines choses dans le cours. La chasse aux téléphones qui sonnent n’en fera pas partie. Ceux qui sont sortis en loucedé pour envoyer un snap, si par contre. Faut choisir ses combats.

J’y repense à la pause, quand T., dont c’est la première année dans le métier, me raconte qu’un de ses élèves, au collège, a décidé de le tester. Dans sa description, je retrouve tout ce qui m’exaspérait, lors de mes premières années de boulot. Comme si les mômes avaient un radar à nouveaux enseignants, envers qui ils montrent leurs aspects les plus nuls. Les plus poisseux. Poser des questions qui font perdre du temps, faire mine d’avoir des soucis de matériel (“je peux aller vider mon taille-crayooooooon ?” en pleine explication de consignes), ou faire monter la mauvaise foi au niveau de l’Anapurna. Et il faudra trouver les astuces, les trucs, pour faire émerger ce qu’ils ont de chouette.

Sur le chemin du retour, je mesure ma chance, après avoir pris la mesure de ce que cette année aura de difficile : un emploi du temps mal foutu, des aller-retours, énormément de cours à construire à partir de rien.

Mais des élèves face à qui je n’aurai presque pas à me battre. Quelques habitudes qui font que je sais désormais où je vais. Et cet instinct, forgé dans la douleur, à ne plus me laisser encombrer du superflu.

Ouais. Finalement, y a moyen que ce soit bien.

Jeudi 7 septembre

Le jeudi, j’aurai donc huit heures de cours. Quatre fois deux heures.
Le jeudi, je verrai donc tous mes élèves. 71 secondes plus 48 premières, 119 jeunes gens (j’arrive plus à dire mômes).

Je les vois arriver, écrasés par la chaleur de cette interminable canicule bretonne. Les cahiers et les éventails s’agitent, “on dirait une installation d’art contemporain.” Quelques-uns rigolent, deux ou trois sincèrement. Cette journée est interminable, mais elle me permet de commencer à “voir le dessin” de la classe. C’est une expression que j’ai emprunté à R., ma prof de théâtre. Elle parle souvent du “dessin du texte”, et ça parle beaucoup aux élèves.

Il y a d’abord les Premières Galopa. Pour une raison que j’ignore je m’imagine que je suis leur professeur principal (alors que pas du tout). Ils sont farouches. À m’observer comme un spécimen à la fois pittoresque et dangereux, une sorte de cobra qui ferait du standup. Parce que certes, j’ai des tatouages et des chaussures rigolotes, mais je tiens leur bac de français entre mes mains, quand même. Ça donne un cours étrange, entre réponses enthousiastes et silences brutaux, amplifiés par la montée progressive de la température, en cette matinée au lycée Keves.

Suivent les Premières Herbizarres, seule classe dont je me méfiais au premier cours. Petits rires et regard entendus échangés. Impression d’être le sujet d’une blague commune. Non pas que je m’en formalise – ça arrive fréquemment quand on est prof – mais ça n’est jamais agréable, surtout au début. Et aujourd’hui, des questions, des suggestions, un cours qui passe à une vitesse folle et beaucoup de sourires. “Vous me rassurez beaucoup, monsieur.”

Ça fait du bien, sur le trajet qui me mène au lycée Agnus. Où je retrouve les secondes Germignon. Mon ethos de prof de collège reprend le dessus. Ils sont encore fragiles et un peu perdus. Les bon vieux trucs de les remettre en confiance en bossant sur ce qu’ils connaissent. Le très léger silence lorsqu’ils commencent à partir dans tout les sens. – c’est la seule manifestation de mécontentement que j’ai dû montrer depuis le début de l’année – et les quelques blagues pendant la pause entre les deux heures. Ce sont de bonnes personnes. De chouettes secondes en devenir. “On n’a pas encore tout à fait commencé le programme de seconde” leur dis-je à la fin du cours. Mais ça ne saurait tardé.

Et je termine, dans un état proche de l’Ohio, avec les secondes Ixon. Une sacrée bande de potes – ils se connaissent presque tous – avec l’éternel groupe de garçons, forts en gueule et en français, et de filles, faussement timides, n’attendant qu’un mot pour se changer en guerrières. À ce stade, difficile de discerner les individus. J’en ai plein la rétine et la matière grise, des élèves.

“Je vais avoir du mal à retenir tout de suite vos noms, j’en suis désolé.”

Mais ça va venir. Vos noms, vos façons de parler, ce que vous préférez dans le cours et ce que vous fuyez. Les manies de certains, les tics de langage d’autres.

Bienvenue dans ce monde partagé, crée par chacun d’entre nous.