Vendredi 6 septembre

Le minuscule visage de Lyvia est mangé par l’angoisse. Pas une partie qui ne soit épargnée, le sang tout entier concentré au front, les yeux qui coulent de grosses larmes d’enfant, la bouche qui tremble. Il s’agissait de lire un texte, même pas devant les autres, juste devant son professeur, pour les évaluations de début d’année.

« En plus ça va en français. » me confie-t-elle entre deux sanglots. Mais il n’empêche qu’elle a eu peur, très très peur. En ce vendredi de semaine de rentrée, le collège me rappelle qu’il est capable d’être le palais de toutes les terreurs, de la plus bénigne à la plus absolue. Et que les petits talismans que je brandis avec vanité en aménageant ma salle, en tentant de mettre les mômes en confiance, sont bien dérisoires.

On me dira que j’en fais trop. Sans doute, j’en fais trop. Mais comme se trouver dans un endroit laid huit heures par jour, devoir subir silencieusement des peurs irrationnelles dans un lieu censé nous apporter autonomie et émancipation risque de laisser des traces de bleus au psychisme. Quand bien même, le discours mille fois entendu de « tout le monde a vécu ça, on n’en meurt pas », me souffle comme d’habitude aux oreilles.

Je ne pourrai pas retirer son angoisse à Lyvia. Ce n’est d’ailleurs pas souhaitable. Nous ne vivons hélas pas dans un monde dans lequel il suffit de braquer une lampe de poche sur les démons pour qu’ils s’évanouissent en sifflant. Mais forger des armes, ça oui.

« Bon. On va s’entraîner, tout doucement, vous allez voir. Je vais réfléchir à des façons de vous aider. »

Elle hoche la tête, parce qu’en sixième, on hoche encore la tête quand son prof vous promet quelque chose. Et je décide donc d’examiner cette ombre qui sert la gorge de cette élève. De trouver le défaut dans la cuirasse. Parce que Lyvia a beau mesurer un mètre dix et chanceler sous le poids de son cartable, elle a elle aussi le droit d’être une guerrière.

Ou, sans imagerie gnan gnan, elle a juste le droit d’exorciser ce genre d’angoisse qui empoisonne.

Mercredi 5 juin

C’est comme une sorte de liste mentale. Je me la suis faite quand j’ai commencé dans le métier, sans vraiment m’en rendre compte. Mais je sais quand je coche l’une des entrées. La première fois que j’ai fait cours, la première fois que je me suis pris le bec avec un élève, la première fois qu’ils ont joué une pièce de théâtre, la première fois où je suis sorti pleinement satisfait d’une heure, la première fois où j’ai pleuré…

Ça fait dix-sept ans.

Et ce soir-là, pour la première fois. Il est 17h20, et nous discutons avec Lysandre. Les bus sont tous partis – lui habite à côté – et nous continuons à parler d’Hélène Dorion, dont il a adoré le recueil. Comme à son habitude, son enthousiasme reste en sourdine. Mais ses questions, non. Il me pousse dans mes retranchements quant à mon savoir et mes interprétations. Me demande les raisons de mon choix. Me laisse le temps de développer ma pensée, de me rendre dans des contrées où, d’habitude, je crains de perdre mes élèves.

Un instant je me décentre et me regarde, un peu ironique, un peu en plongée, en train de pavoiser, en faisant des grands gestes, devant un élève qui en demande toujours davantage. Je suis un peu ridicule, il faut bien le dire. Mais j’ai aussi l’air heureux.

Allez, pour une fois.

Samedi 1er juin

Je suis arrivé en retard au conseil de classe des premières. Embouteillages de fin de semaine, entre le lycée d’Agnus et celui de Keves. Ça n’est pas un conseil si important que ça : tout ce que j’avais à dire sur mes élèves, je l’ai déjà dit.

Sauf concernant Léo.

Léo est l’un des seuls élèves avec lesquels je me sois pris le bec – toutes proportions gardées – durant l’année. L’un des très nombreux qui n’a jamais eu vraiment besoin de bosser jusque là. Parce qu’il est malin, comprend vite, et sait ce que l’on attend de lui. Le souci est qu’en français, en première, il devient difficile de faire semblant. Ça n’est pas impossible. Mais compliqué.

Et clairement, ses résultats ont pris un coup, ainsi que son orgueil. Et je n’ai pas réussi à lui faire comprendre ce qui lui arrivait. En tout cas, pas d’une manière qu’il a entendu. J’ai cru qu’il avait besoin d’un peu de sarcasme : parce qu’il avait ce sourire en coin, cet air de ne pas y toucher.

Alors que tout ce dont il avait besoin, c’était de gentillesse. Le truc que, d’habitude, je teste en premier. Il m’aura fallu près de deux trimestres pour le tenter avec lui. Pour m’asseoir à ses côtés, lui parler sans la moindre trace d’ironie, m’inquiéter avec lui, comme lui, de ses blocages.

Et quand j’ai enfin arrêté d’être aveugle à ses besoins, il est reparti. Il m’a expliqué, il y a peu, qu’il avait été très blessé par un adjectif, dans son bulletin : désinvolte. « Je fais des efforts, j’en fais ! »

Il en fait. En français du moins. Visiblement, pas dans les autres matières. C’est pour ça que j’aurais voulu être là pour lui. Pour pouvoir, en fin d’année, poser un geste grand et grotesque et être le mec qui défend cet élève désinvolte.

Trop tard. Décidément, avec Léo, j’aurai toujours agi à contretemps.

Vendredi 12 avril

« L’idée, c’est de commencer par trouver un vice à dénoncer. Pas forcément quelque chose de grave. Mais quelque chose que vous trouvez désagréable, ridicule ou inconvenant.
– Mais tout m’énerve monsieur ! C’est ce qu’on me dit tout le temps, toi t’es tout le temps en train de gueuler !
– Tiana !
– Oui, ok, de récriminer. »

De fait. Les yeux sombres de Tiana sont toujours brillants de colère. Mais depuis le début de l’année, où je l’ai encouragée à exprimer son désaccord, le fait est qu’elle le fait beaucoup moins. Elle bosse beaucoup plus, et ses notes s’envolent. Enfin, jusqu’à ce jour où la classe s’entraîne à écrire une satire, et où elle sèche pour trouver un sujet.

« J’ai pas l’impression que ce soit utile, en vrai, monsieur.
– C’est important pour comprendre comment fonctionne le texte. Une satire, ça se compose…
– Non, je sais mais… je sais pas, je trouve ça… vain. »

Encore ce mot. Depuis que j’enseigne, je crois qu’il a dû être employé par à tout casser dix élèves à l’oral. Tiana l’utilise très souvent. Et toujours après cet espace, ces points de suspension. Où quelque chose voile la braise qui y luit. Je me demande, je suppute. Sans doute je surinterprète. Il y a des infinis en Tiana, une envie de confronter sa vie, ses convictions, sa colère, à un idéal, à quelque chose de grand. Ai-je devant moi une future militante ? Une activiste, une femme politique ? Une artiste ? Rien de tout ça, qui sait.

Mais à chaque fois, je constate qu’émane, pure et inaltérable, cette immense puissance, de Tiana. Celle de la lutte pour trouver un sens. Et j’aimerais l’aider à le trouver.

Samedi 16 mars

Il faut faire attention. Il faut faire attention à l’intuition.
Si ça se trouve ça n’existe pas.
C’est un mirage.
Un brouillard dans le cerveau.
Un super pouvoir qu’on s’invente, faut de mieux.

Mais quand même.

Charlie, arrivé en milieu d’année, dans une classe adorable
Charlie, toujours seul à sa table.
Pourquoi ?
On se pose la question, en salle des profs.
On a des hypothèses, on parle, mais on ne sait pas.

Mais quand même.

Quand même il y a quelque chose qui me chuchote à l’oreille
Qu’il appartient à ce peuple-là.
Les blessés.
Cette immense communauté.
Qui d’une façon ou d’une autre, vit, un éclat fiché dans la poitrine.

Mais quand même.

Si je tentais d’aller lui parler, d’aller vérifier, juste histoire de ?
On bavarde pendant que les autres bossent.
Il se marre.
Il est antipathique et fragile.
Je n’insiste pas trop. Nouer des liens éthiques, c’est complexe.

Mais quand même.

Quand même, il me reste trois mois pour observer son énigme.
Comprendre s’il souffre, s’il joue juste
Et lui apporter.
Parce que blessé, trompeur ou seulement solitaire
Je lui dois ce que je tente d’apporter à chacun de ceux que j’accueille en classe.

Trouver son harmonie.

Jeudi 1er février

Loën est une énigme.

En cours, il reste d’un silence absolu. Il prend en note 10% du cours, et lorsqu’il travaille sur ses lectures du bac, se contente souvent de dicter à sa binôme ses idées sur le texte. Elles sont presque toujours excellentes.

Loën est souvent absent.

On m’a parlé de difficultés de concentration. De phobie scolaire. Le fait est, quand il y a une évaluation, je ne le vois jamais. Mais il la rattrapera toujours, dans la salle d’une collègue. Et me dira toujours que ça c’est bien passé. De fait, ça s’est bien passé.

« Monsieur ! Monsieur ! »

Je suis en train de discuter avec des collègues, place de la République. Manifestation. Loën court vers moi, avance la main comme pour me la serrer, la laisse retomber. Le tout en quelques secondes.

« Ah vous êtes là ! C’est bien ! Moi aussi je manifeste ! »

C’est la première fois de ma vie que je croise un élève en mouvement social. Je ne l’ai jamais vu aussi vif. Ses yeux, habituellement placides, brûlent d’une flamme intense. Il pirouette sur lui-même, me pointe du doigt à une pote, qui hoche la tête d’un air entendu. Et les voilà disparu.

Loën du vent. Insaisissable. En espérant que ce soit par choix.

Vendredi 5 janvier

Correction de copies, c’est presque la fin, il faut s’y remettre : pour la première fois, je fronce les sourcils, non parce que je repère une erreur dans le devoir de cette élève, mais parce que je ne suis pas d’accord avec son interprétation du texte. Je reprends le sujet du devoir. Et je souris, un grand sourire genre chat du comté de Cheshire.

J’ai loupé un truc. Une tournure de phrase ambiguë, une possibilité d’interprétation. Que l’explication, rédigée en grandes lettres chaotiques, me pointe, de façon claire et précise. Impossible de dire le contraire.

Ça n’est pas un truc de l’élève qui a dépassé le maître. C’est juste une lectrice, qui enrichit ma lecture.

Gratitude.

Mardi 24 octobre

Je reçois très mal l’agressivité des autres.

J’ai beau me raisonner, me dire que je suis un grand garçon et que ça n’est pas parce qu’on me parle avec un mot plus haut que l’autre que l’on veut incendier ma maison et kidnapper mes lapins, rien à faire, je manque de défaillir à chaque fois.

Autant vous dire que quand on est enseignant, c’est compliqué. C’est d’autant plus compliqué que mon mécanisme de défense contre ça est la mise à distance totale. Ce qui est un problème pour Tanith.

Tanith passe son temps à protester. C’est trop compliqué, ça n’est pas clair, trop de travaux sont évalués. Et toujours avec cette voix boursoufflée de colère, toujours au moment où le reste de la classe est concentré. Et dans ce cas-là, je ne parviens pas à répondre autrement que par des explications froides, tranchantes, ou des silences que j’espère éloquent.

La vérité est que je flippe. Que le souci vienne davantage de moi que d’elle. Toujours cette crainte de me réveiller et de me rendre compte que oui, je fais n’importe quoi. Que je déconne sévère et que mes élèves sont les premiers à en souffrir.

Le soir même je corrige une copie de Tanith. Et ça me frappe. Les réponses sont sur-rédigés, sur-justifiées. Et je bougonne de n’avoir pas compris l’évidence : elle flippe. Elle vient d’entrer en seconde, elle est une « élève moyenne » (elle me l’a dit dix fois en trois mois), elle a peur de ne pas avoir sa place dans ce lycée dont on entend si souvent qu’il est un lieu privilégié. Moi qui passe mon temps à gloser sur le fait que lorsqu’on parle aux autres, on parle avant tout et surtout de soi…

Astuce de débutant : tu n’es pas le centre d’attention de tes élèves. Le plus souvent, une victime collatérale. Même si ça fait mal à ta fierté, ils construisent avant tout leur histoire. Et parfois, te griffent sur leur passage.

Lundi 9 octobre

« Pourquoi j’ai eu cette note ? »

Il n’y a pas vraiment d’agressivité dans la voix de Lelio. Mais une note qui me fait tourner la tête malgré tout. La note en question n’est pas basse en tant que telle (6/10). Pourtant, les yeux de l’élève brillent d’une lueur de reproche. Je repense à ce que l’on m’a dit quand je suis arrivé au lycée Keves. Sur les élèves contestataires. Ça m’enquiquinerait beaucoup que Lelio fasse partie de ces créatures que l’on m’a décrit, pesant le moindre quart de point. Parce que c’est un chouette ado. Il participe, essaye des trucs, et bosse énormément.

Bosse énormément.

« C’est toujours pareil, tu fous rien et tu réussis. »

Ce chuchotement exaspéré est adressé à son voisin, Alec. Un grand type sportif, modèle « mec populaire du lycée », cochant toutes les cases.

« Ah. Je vois, vous avez l’impression d’avoir plus bossé qu’Alec ?
– Il aurait fallu qu’il bosse, pour ça, monsieur. »

L’autre se marre. Sans mépris, plutôt un rire d’approbation. Et tout me semble évident. Les archétypes se remettent en place. Alec sera celui à qui tout réussit sans souci. Et pour Lelio, la persona du mec besogneux, qui y parvient à force de boulot. Visiblement, c’est déjà le rôle qui leur collait à la peau l’année dernière, me racontent deux de leurs copines à la pause. Jeu de rôles pas super agréable, pour celui qui a hérité du second violon.

« C’est juste une copie, c’est pas vous. Et c’est la première de l’année. »

Pour le moment, je ne peux pas lui offrir davantage que ces évidences, à Lelio. Ça et pas une once de pitié. Juste tenter de transmettre toute la certitude que ça n’est pas du théâtre. Pas de rôle déterminé à la distribution.

Jeudi 28 septembre

Je crois qu’Énée ne m’aime pas beaucoup.

Il comprend rapidement, réexplique souvent à ses potes mais se ferme totalement quand je l’invite à participer. Et roule des yeux de moins en moins discrètement quand il n’est pas d’accord avec ce que je dis. Comme lorsque j’ai expliqué qu’à mon sens, l’introduction était la partie la plus simple d’un commentaire littéraire.

« J’ai besoin que vous ne soyiez pas d’accord avec moi. S’il vous plaît, dites-moi pourquoi ce propos vous agace. »

Il m’a regardé, un peu interloqué, a cherché de l’agressivité dans mon regard. Comme il n’en trouvait pas, il a juste haussé les épaules et s’est à nouveau muré dans son silence. Échec critique.

Ce matin, je prends une heure pour les aider à mieux comprendre les mots de Jean-Luc Lagarce. Ils doivent mettre en scène un extrait de leur choix de Juste la fin du monde et le jouer. Énée a rejoint un petit groupe de mecs, il joue Suzanne, la fille perdue dans cette famille écorchée.

« Monsieur, comme je le lis, ce passage ? »

Pour la première fois, il me regarde avec autre chose que de l’indifférence ou un léger agacement.

« avec elle, Catherine, elle, tu te trouveras, vous vous trouverez sans
problème, elle est la même, vous allez vous trouver. »

Je réfléchis quelques instants.

« J’ai un avis mais je ne veux pas trop vous influencer.
– Ouais mais là, je ne sais vraiment pas quoi faire. »

Ne pas réfléchir aux implications. Il est un élève qui demande un renseignement, tu es un prof, arrête de te faire des nœuds au cerveau pour une fois.

« Je pense qu’elle est en train de faire un apparté. Elle se rend compte que Louis et Catherine peuvent se comprendre. Imaginez que le temps s’arrête qu’elle nous parle, qu’elle partage ça avec nous, le public.
– Genre elle se rend compte qu’elle est un personnage. Le… comment vous disiez, le théâtre épique ?
– Voilà. »

C’est à la fin de l’heure. Énée se tient en axe de symétrie de son groupe. Les yeux fixés sur nous, il énonce ses phrases. Il joue juste, très très juste. Applaudissements. Dans la fiche que les élèves me rendent, je leur demande de me noter, entre autres, ce qui les a marqué durant cette mise en scène. Un des partenaires de scène d’Énée écrit : « Pendant ce travail, Énée a été très sérieux. »

Vous allez vous trouver…