Lundi 29 avril

Ils ont compris, et ont l’élégance de ne jamais le montrer. Trois élèves de première, une fille, deux garçons. Après quelques mois, ils ont pigé que je suis le prof qu’il leur faut. Ils comprennent immédiatement où je veux en venir dans mes cours. Le chemin de ma pensée leur est sans obstacle, et nous avons les mêmes références, qu’elles appartiennent à la classe ou au dehors. Souvent, lors des cinq minutes de pause, entre deux heures, ils s’approchent. Me sortent une ou deux blagues ultra obscures pour le profane. Mais ne vont pas plus loin. Dès la deuxième sonnerie, ils retournent à leur place, bossent, comme n’importe quel autre élève.

Mais ça n’est pas qu’une histoire de complicité cachée. Cette année, leurs résultats dépassent toutes les attentes. Les leurs – ils n’ont jamais été des brutes en français – les miennes, et celles des collègues qui ont corrigé leurs copies anonymes de bac blanc. Leurs résultats étaient tellement bons que nous avons tous les quatre cligné des yeux.

C’est un privilège très injuste, très miraculeux : nous nous convenons. Même si, depuis que j’ai eu la chance de croiser Monsieur Vivi, donner à chacun sa place, son rôle dans la classe est ma préoccupation majeure, il arrive que certains se sentent mieux que d’autres. Ça n’est pas grave. Et, je l’avoue sans rougir, cela me fait du bien, quand je croise leur regard serein, de les savoir là, en face de moi.

Jeudi 25 avril

Correction de copies qui doivent être parmi les dernières de mes élèves de première : lorsque je les compare avec ce qu’ils produisaient en début d’année, les progrès sont impressionnants, presque pour l’intégralité d’entre eux. Et pourtant, j’hallucinais déjà, moi le prof de collège, de ce qu’ils étaient capable d’écrire au mois de septembre.

Pourtant, avec le recul, j’ignore s’ils ont vraiment appris à écrire, à argumenter. Ou s’ils sont juste devenus plus habiles à imiter. À répondre à mes attentes. On devient observateur, quand on est élève. En fin de compte, j’ignore tout de leurs progrès réels. De leur intérêt, de ce qui en restera.

On a peut-être un certain pouvoir, quand on est prof. Mais on ne sait jamais que ce que nos élèves veulent bien nous montrer.

Mercredi 24 avril

Ils entrent dans l’immense amphithéâtre du lycée d’Agnus en rigolant, mais d’un rire un poil fragile, un poil timide. Aujourd’hui c’est l’aventure, une aventure avec des petites roues : les secondes vont faire la répétition générale de la pièce qu’ils ont préparée pendant une semaine. Le Cid, bien entendu, je n’allais pas changer un texte qui gagne.
Au début, ils prennent ça à la rigolade. C’est une occasion de s’évader du cours sur la dissertation qu’ils se cognent actuellement, et éventuellement de mettre le zbeul. Je les laisse déposer leurs affaires, mettre un peu trop de temps à se préparer. Je les laisse monter sur scène.

« Maintenant on va y aller. »

Les éclairages ont changé. Salle plongée dans le noir, scène éclairée. C’est toujours là que ça commence. Là que les élèves sentent qu’il se passe quelque chose. Ça marche presque à chaque fois.

Ils sont là, avec leurs textes encore à la main, leurs costumes, un décor splendide – les élèves en charge de la technique se sont surpassées – et leurs corps, leurs voix. Petit à petit, leurs balbutiements s’affirment. Leurs paroles se font plus assurées. Petit à petit, ils se rendent compte qu’ils sont sur une scène de théâtre. Et qu’il va falloir faire mieux. Qu’il va falloir apprendre par coeur, pas parce que c’est une lubie du prof, mais parce que leur ignorance du texte les emprisonne. Qu’ils peuvent déployer leurs ailes parce que oui, le travail qu’ils ont fait, dans les couloirs, pendant les heures de perm, un peu n’importe comment et en rigolant, ça crée quelque chose, quand on le met bout à bout. Quelque chose d’imparfait, d’encore chancelant. Mais qu’Amine résumera parfaitement, la même sentence qu’à chaque fois là aussi :

« Qu’est-ce qu’on était beaux, quand même. »

Mardi 23 avril

« Monsieur, vous lisez ça, chez vous ? »

De la sixième à la première, ça les fascine. Est-ce que les textes, les bouquins sur lesquels ils travaillent m’intéressent ailleurs que dans le cadre de la classe ? Et de 12 à 17 ans, je hausse les épaules.

« C’est important ?
– Ben c’est pour savoir si vous aimez bien.
– Si je vous propose d’étudier ces textes en cours, c’est que j’estime qu’ils sont importants.
– Mais c’est pas ça qu’on veut savoir ! »

Peu ou prou la même conversation, tous les ans. Peu ou prou une déclinaison de ce désir habituel, classique de nos élèves : savoir qui nous sommes. Si j’avais le temps, et si c’était dans mes attributions, je leur répondrais probablement ceci : que c’est souvent parce j’ai découvert ces textes avec eux que, désormais, je les lis chez moi.

Lundi 22 avril

« Monsieur, y a moyen d’écouter les sons ? »

Entraînement au commentaire de texte en seconde, sur deux textes de chansons. Je n’avais encore jamais tenté le support, ça a l’air de leur plaire. Anne Sylvestre et Yoanna. Au choix. Deux textes sur les violences faites aux femmes, chacun à sa manière. La demande a été faite gentiment mais avec un tout petit sourire ironique. Je regarde placidement son auteur, Lars :

« Non.
– Oh ben pourquoi ?
– Je n’aime pas passer des chansons en cours, en français en tout cas. Vous avez le professeur qui regarde dans le vide, vous qui vous marrez un peu gênés… C’est pour ça que je vous avais envoyé les liens.
– Oui mais justement, on aime bien, c’est marrant ! »

Je laisse passer cet appel au chaos. Ça arrive souvent quand ils sont fatigués. Ils ont envie de disharmonie. Ils ont envie que les heures débordent, que le cours parte en vrille. À plus forte raison en seconde, dans un bahut composé à 90% d’élèves qui ont assimilé, par leurs origines sociales, les codes scolaires comme des lois immuables.
Parfois, ils veulent être méchants. Vilains. De sales gosses.

Ne pas se raidir. En ces derniers jours avant les vacances, j’ai encore quelques grammes de patience.

« Oui, mais après vous allez venir chouiner dans mon dos à votre prof principal que je ne vous prépare pas bien au devoir commun.
– MONSIEUR on ferait JAMAIS ça. »

Ils l’ont fait en Histoire-Géo. Je ne relève pas, leur adresse une mimique dubitative, suivie d’un sourire.

De toutes petites interactions. Pour maintenir un peu de paix, en cette dernière ligne droite.

Vendredi 19 avril

Avec la gentillesse propre à Twitter, un usager a diagnostiqué que j’entretenais un « rapport obsessionnel un peu pathétique » envers mes élèves.

Sur l’échelle des amabilités que je reçois quotidiennement via ce réseau, celle-ci tape à peine un 3/10. Toutefois, elle a l’avantage de me permettre une petite introspection : suis-je « obsédé » par mes élèves ? Si je rapproche ma relation à eux avec ce que j’ai de plus voisin dans mon existence, je dirais que mes élèves sont un chaman, un guerrier et un chevalier de la mort.

Promis, je n’ai pas – trop – bu, je m’explique. En 2020, j’ai passé énormément de temps à jouer à World of Warcraft, parce que je m’étais fait trois amis. Qui jouaient les trois personnages cités ci-dessus. Moi-même, j’étais le prêtre, le guérisseur de la troupe. Et lors des soirées que nous passions ensemble, maintenir en vie ce petit groupe était ma préoccupation principale. L’intégralité de mes pauvres réflexes et de mon attention était toute entière dirigée vers ces petits êtres de pixels, dont les voix me résonnaient au casque. En voir un tomber, me rendre compte que j’avais mal anticipé, que je m’étais mal placé, que, par ma faute, notre progression dans ce donjon retors était compromise me tordait le bide.

Et puis je quittais le jeu et je pensais à tout autre chose. J’en parlais parce que c’était une expérience sociale intéressante.

Ça n’est pas bien différent, quand je bosse. Mon souffle en rythme de cette heure de cours qui se déroule comme un labyrinthe en terre d’Azeroth. Ces élèves qui lancent leurs sorts le long des copies. Moi, un peu en retrait, qui tente de stabiliser, de permettre que l’aventure arrive à son terme.

Et puis le collège, le lycée ferme. Les vacances débutent.

Mes priorités changent. Je suis autre. Je raconte mes runs dans WoW et mes anecdotes de prof. Qui sont moi, bien entendu. Moi. Cet amas de rapports obsessionnels un peu pathétiques.

Ainsi soit-il.

Jeudi 18 avril

Je déteste me sentir sale. Je donnerais n’importe quoi pour ne pas éprouver ce sentiment poisseux, dégueulasse, lorsque je me retrouve dans cette situation où j’ai été joué par un élève – une élève en l’occurrence – et qu’il faut traiter le sujet. La mettre en face de sa dégueulasserie. Ici, en l’occurrence, avoir en loucedé pris une photo de moi pendant le cours.

Elle ouvre de grands yeux, tente de nier, n’y arrive pas. Change de visage, pour qu’apparaisse le masque de l’ado boudeuse, que ça fait chier de s’être fait prendre en flag’.

Je déteste ça. À nouveau le conflit. À nouveau devoir trouver les mots tranchants, impitoyables. À nouveau, se rendre compte que ce rapport que tu crois avoir instauré avec les mômes ne repose sur rien, ou presque. Leur confiance est à la merci d’un moment de chaleur, de deux heures de cours un peu trop compliquées, des vacances qui arrivent.

Je déteste ressentir cette colère qui me dévore les entrailles dans la bagnole, et encore maintenant. Sentir que ce que j’ai construit, cru construire, c’est du coton. Et qu’importe si j’ai eu des cours merveilleux ce matin ? Qu’on a vachement avancé, que l’une des classes de première a des résultats exceptionnels ? Si ça se trouve, demain ce sera eux qui tenteront un truc pareil.

Vivement les vacances, tiens.

Mardi 16 avril

« Oh purée c’était chiant ! »

Valère s’étire de tout son long tandis que la sonnerie résonne, sans couvrir son exclamation. Je lui lance un regard faussement offensé par-dessus mes lunettes et les élèves qui ramassent leurs affaires.

« Ben merci, ça fait plaisir ! Quand je pense que je vous ai sorti mes meilleures blagues.
– Non mais vous étiez marrant monsieur. Mais une heure trente de lecture linéaire… Puis bon, j’aime pas le français. »

Il parle sans la moindre animosité, et s’éloigne en discutant avec ses amis, après m’avoir souhaité une bonne journée. Me laissant tout seul dans la salle avec pas mal de questions et une révélation supplémentaire : je suis tombé dans le piège dont j’avais cru me prémunir.
Depuis que j’enseigne, je passe mon temps à seriner à mes élèves – dans leur quasi-totalité des collégiens – qu’ils faut qu’ils s’intéressent à la matière pour eux, pour ce qu’elle leur apporte, et pas pour le prof. Qu’on s’en fout qu’ils me détestent ou m’aiment bien. Que c’est intéressant mais pas important pour leur histoire d’élève.

Et pourtant. Et pourtant cette année de première est une course d’obstacle. Parce que le temps est compté, parce que l’épreuve du bac est aride, parce que les lectures sont laborieuses.

Parce que je m’entends bien avec les premières. Des premières aux spécialités scientifiques.

Et eux, sont capables de faire la différence. Entre leurs cours et la personne du prof.

Ça me fait de la peine. Parce que, même si je trouve ça nul, même si je peine à me l’avouer, je me disais qu’en me montrant suffisamment captivant, en faisant le show, en multipliant les activités, je leur ferais comprendre que le français, c’est chouette, même quand ça consiste en grande partie à avaler des explications de texte par cœur ou presque. Ça n’a pas marché, et, quelque part, tant mieux. Mes élèves sont sains d’esprit et bienveillants.

Pourtant ça me chagrine. Même si c’est débile. Mes pouvoirs sont limités : par les programmes, les textes, les échéances. Tout ce que je peux faire, c’est les accompagner du mieux possible. Et avoir l’humilité de me dire que je ne suis que leur enseignant.

Lundi 15 avril

Je n’ai jamais pris de temps pour Hugo, depuis le début de l’année. Il faut dire qu’il fait tout pour que ça n’arrive pas. Installé au milieu de la classe, il ne participe que rarement – mais assez pour que je lui fiche la paix, par rapport aux élèves qui évitent systématiquement mon regard – a des résultats moyens, ne se déconcentre pas plus que ses autres camarades, et répond toujours d’un « non non », quand je lui propose de l’aide.

Mais là, Hugo a demandé à jouer une scène de théâtre. Je pense qu’il ne s’est pas rendu compte de ce que ça impliquait. Et quand il a demandé à changer, je lui ai expliqué que c’était trop tard.

Donc là, ce matin, avec sa partenaire, il fait un peu la gueule. Et déblatère son texte rapidement, de façon étouffée, en espérant probablement que je lui fiche rapidement la paix.

« Attendez, on va essayer autre chose. »

Il s’interrompt. Heureusement, je suis dans une classe d’élèves hyper scolaires, qui ne protestent presque jamais. Donc il n’ose pas protester non plus.

« Quand vous dites « Vous verrez cette crainte heureusement déçue », essayez de faire un geste du bras, comme pour la réconforter… »

Ce n’est pas grand chose. C’est un tout petit geste du bras. Mais je sais. Je sais parce que j’ai été à sa place. Il suffit juste que cette réplique, que ce geste sonnent juste. Il suffit juste que ça fonctionne.

Et ça fonctionne. Les trois élèves qui servent de public applaudissent.

« Ah ça rend trop bien, tu as trop bien joué ! »

Hugo ouvre de grands yeux, un peu perplexe. Recommence sa réplique. Et alors qu’il reprend le travail sur la scène, d’autres mouvement lui viennent.

« Après, il y a le texte qui m’empêche d’essayer d’autres trucs…
– Vous n’avez pas grand-chose à lire… Peut-être que si vous posiez le livre…
– Mais je vais oublier…
– Essayez. »

Quinze minutes. À l’issue desquelles il n’est plus tout à fait le même. Juste pour un petit moment, juste pour aujourd’hui. Mais lorsqu’il quitte la salle, pour la première fois de l’année, il n’est pas dans le peloton de tête. Pour la première fois de l’année, il me dit au revoir en me regardant.

Samedi 13 avril

Ces derniers jours, je corrige énormément de copies d’élèves qui ne sont pas les miens : hasard du calendrier, des devoirs communs ont succédé à des bacs blancs dans mes deux bahuts. Me voilà donc, ramenant quotidiennement des brassées entières de feuilles – priant très fort que l’une d’entre elles ne décide pas de se faire la malle – et évaluant donc des travaux de personnes que je ne connais pas.

Des tas de questions surviennent : comment leur apporter quelque chose, à ces mômes dont j’ignore tout des capacités, des difficultés et des compétences ? Me voilà à griffonner partout où une marge me laisse de la place, à réfléchir, passer un coup de correcteur, me désespérer d’avoir cochonné un devoir. Ou à me rengorger stupidement en me disant que « mes élèves ne font plus cette erreur ». Ouais. Mais ils en font une autre que je ne trouve jamais dans ces devoirs. Ces feuillets sont des traces du boulot effectué par mes collègues.

Au fur et à mesure, la certitude s’installe : si seulement nous avions un peu de temps pour venir nous voir, les uns les autres. Si nous avions d’autres moments que les dix minutes devant la cafetière pour nous donner des billes, pour réfléchir à ce qui marche vraiment. Dans cet établissement précis, parce que, je m’en rends de plus en plus compte, transférer des systèmes entre bahuts est une équation dont le résultat est rarement celui auquel on s’attend.

Impression, au fil des années, que ce lien entre collègues, déjà bien ténu du fait de nos conditions d’exercice, se dissout. Au-dessus de nous, nos responsables tempêtent, s’agitent, exigent que nous travaillions de concert. Tandis qu’en journée nous courons, nous nous croisons dans des salles toujours plus exiguës. Nous avons déjà du mal à voir nos élèves. Comment s’intéresser aux autres. J’ai peur, tellement peur de m’éloigner d’eux.